Corbière, ou le crapaud grinçant
Quand l’actualité cocasse vous semble étale (un Trump vous
manque, tout est dépeuplé), on se retourne vers les valeurs sûres :
nostalgie, littérature facétieuse. Alors, pourquoi pas ce jester breton,
Tristan Corbière.
En mal de titre ? Antéposez singulier suivi de quasiment n’importe quoi. Quant au sous-titre, il m’est inspiré par Corbière lui-même, pour crapaud, et une anecdote vécue. La Cane, prof de maths ainsi surnommé, entre dans la classe et s’adresse ainsi à Baumier, chargé de consigner les notes des interros orales. « Baumier, levez-vous ! Que signifie PGCD ? Asseyez-vous, Baumier, et mettez-vous un zéro, je vois bien que vous ne savez point. Eh bien non, PGCD, ce n’est pas petite grenouille et crapaud dansant. ». Je vais donc évoquer Corbière et m’attribuer un zéro anticipé. Pourquoi Corbière ? Le vent des occasions, un mien ami prosateur (spécialiste de Gaston Couté, pour ne pas le nommer) est en passe de creuser Corbière pour une revue savante. Il me sollicite parfois en son arrière-garde, et je m’ingénie à lui suggérer de fausses pistes de réflexion menant à des impasses au bout desquelles il déniche des issues imprévues qu’il prolonge. Du fond de mes culs-de-sac, il fait surgir hirondelles et lapins.
Corbière donc. Versificateur breton déconcertant. Ce qui lui
vaut une certaine distance des prosateurs magnifiant la Bretagne. Non point
que, tel Mirbeau, il se soit montré dédaigneux des Bretons. Au contraire, il
est toute compassion pour les gueux des pardons, pour les péris en mer. Mais
fort peu lyrique ou folklorique. Et puis, ce n’est guère un monomaniaque de la
Bretagne. Tristan, localement, ne visite plus que Jacques
Josse, du côté de Liscorno (Lannebert ou Surzur, je m’égare, plutôt
Lannebert). Kerguiduff le chante encore, peut-être en raison de La Pastorale
de Conlie, mais il est bien le seul. Souffreteux, réformé, Tristan dénonce la
concentration de Conlie où les pieds verdis des soldats bretons sortent à
fleur de terre, et dont les hâves survivants sont livrés, chairs à canon, aux
Prussiens et « des Français aboyaient — Bons chiens ! ».
Conlie, proche du Mans, ex-marche de Bretagne, reste
davantage dans les mémoires bretonnes du fait du
Mercier d’Erm, un nationaliste breton, que de Corbière.
Il faut dire qu’à Roscoff, le Tristan a laissé le souvenir d’un
hurluberlu. Il casse des verres en série chez son logeur, précipite son canot
sur des récifs par bravade et défi lancé à son passager, et multiplie les
facéties douteuses. Ce canot, il le remise dans la demeure familiale estivale
pour y dormir en compagnie de son chien homonyme. Autre fait d’armes, faire
ingérer à son chien des monnaies enduites d’une pâte laxative, histoire de voir
des gamins courir derrière ses brisées.
De son vivant et même à titre posthume, le grand auteur de
Morlaix, c’est Édouard, le père de Tristan. Ce notable fut un romancier coté,
connu nationalement. Lorsque la stèle de Bourdelle réunissant père et fils est
dévoilée, la foule se presse. L'Ouest-Éclair du 2 oct. 1913 relate l’inauguration.
Avec en première page un texte de Théodore Botrel ne glorifiant que le père. Le
beau linge se succède à la tribune, enchaînant les éloges du père. Il n’est guère
que le ministre de l’Agriculture, Étienne Clémentel, à s’attarder un peu sur
Tristan, casant peut-être la prose d’un sous-préfet au champ lui ayant servi de
prête-plume. Revint quand même à un causeur local de déclamer des vers de
Tristan et à François-Henri Villain, pensionnaire de la Comédie française, de
faire de même avant de lui dédier une ôde, élégie assez flonflonneuse pompière
de son cru. Je l’ai retrouvée dans L’Éclaireur du Finistère du 4 octobre
1913. Passez muscade, Tristan peut retourner dans l’oubli breton.
Par la suite, la famille éloignée de Tristan le campe en bon
chrétien. C’est là sans doute pieux mensonge. Tristan, s’il ne fut pas athée
déclaré et militant, mourut sans doute agnostique indifférent. Mais,
contrairement à Mirbeau, il ne ridiculise pas la bondieuserie bretonne. Il
ironise sans âpreté. Ainsi dans son éloge de saint Tupetu, bienheureux pourrais-tu ?,
qui réunit aussi en sa personne diverses madones.
Quitte à passer pour un béotien aux prétentions asinines, je
mets en doute les doctes sachants de France et d’ailleurs qui font de Tristan,
à la suite de Verlaine « prince des poètes », ou plutôt
curiosité pittoresque lui-même, comme Tristan, un immense trouvère injustement
méconnu.
De son court vivant (il décède à moins de 30 ans), il plaça
quand même trois textes dans La Vie parisienne. Titre lu par des gens
bien, voire de biens. En fait, je me demande si ce n’est pas son père qui
obtint ces publications.
Tristan fut surtout un peu retors ou insistant écornifleur,
vivant aux crochets de sa famille, sans chercher à en abuser. Il se complaît en
solitude et modestie. En Italie, à Naples, il s’essaie à mendier en jouant de
sa vielle et se fait rosser par la concurrence mendigote locale. Il retournera
en Italie aux basques de sa muse et du souteneur d’icelle, un comte manceau.
Cette lorette italienne est la Marcelle de son unique recueil publié, Les
Amours jaunes.
Toutes et tous les doctes (thésardes et thésards) ont
disserté sur cette couleur, peu (ou alors j’ai mal cherché), sur cet
énigmatique pluriel. Comme Joséphine Baker, avait-il, en sus de Marcelle, des
affections contrariées pour diverses contrées de Bretagne et d’imaginaires
ailleurs ?
Sa bohème miteuse dut complaire à Verlaine, puis tout se
serait enchaîné. En réalité, cela démarre timidement. Il semble que le supplément du Figaro
du 28 mai 1890 ait publié un Paris nocturne et un Paris diurne de
Tristan (Je le vois dans Le Mercure de France du premier oct. 1891 ;
Claude Lanzmann et Jacques Dutronc s’en inspirairent-ils lors d’une aube blafarde
et alcoolisée ? .
C’est en fait surtout Le Mercure de France qui entretiendra
la flamme, surtout à partir de 1912-1913.
Il y eut de rares précédents. Sutter Laummann adresse dans La
Justice du 22 fév. 1887, une lettre ouverte à Alphonse Lemerre, pour faire
rééditer Tristan. Dans cet appel, il estime cependant que la tentative de
Verlaine échoua. Laummann veut ajouter Steamboat et À une camarade
à cette réédition. Adolphe Sutter, auteur des Meurt-de-faim, de Par
les routes et de L’Ironie du sort vit en doute en Tristan un compère
ribleur de guigne.
Le recueil parut, financé par le père sentant peut-être la fin
du fils prochaine, dans une édition assez luxueuse mais tirée à faibles exemplaires.
Il attire l’attention distraite de Raoul Ponchon, Jean Richepin et Maurice
Bouchor avant que Verlaine, par un hasard de circonstances, et l’entremise Charles
Morice (dit Karl Mohr), fasse grand cas de Corbière et Rimbaud. Tentez, en
titre : Kérouac, singulier ribleur. Du temps du CFPJ, nous avions des
séminaires « Écrire pour être lu ». Je pourrais animer un stage :
écrire sur ce qu’on a pas lu (en n’évitant pas les incongruités vénielles, mais
sans sombrer dans le total ridicule). Singulier ribleur vous vaudrait sans
doute d’être lu jusqu’à la moitié du second paragraphe. Si une sèche de rédac’
ne vous poubellisait pas ce vocable de ribleur.
Le Tristan avait deux casquettes, écrivain et
dessinateur-illustrateur. À Roscoff, il fréquente des peintres en villégiature,
son père était à même de faire placer ses dessins. Or Tristan ne tente rien.
J’émets aussi d’ailleurs le présomptueux doute que ses Amours
soient ses œuvres complètes. Se sentant proche de la fin, a-t-il aussi adressé
un dernier pied de nez à son père, proclamant « tu vois, je suis bien un raté »
(côté maso aussi, peut-être, voire sado-maso). En dilettante assumé, adepte d'une
sorte dandysme pouilleux, paradoxal, n’aurait-il point voulu ne laisser
subsister que la trace de son étrangeté, de sa singularité dérangeante ?
Un docte parmi les doctes soutient qu’il fut en mal de notoriété, soucieux d’épater
son père, voire son jeune cousin (qu’il rejoignit à Paris), lequel connut
peut-être d’éphémères succès littéraires restés marginaux.
Sa postérité se prolonge par à-coups et éclipses. Jules
Laforgue eut la dent dure contre Corbières et son « éternel crincrin »,
mais, comme l’énonçait Barnum, ce ne fut pas une mauvaise publicité car il fut
soutenu que Laforgue pompa à Tristan diviers procédés.
Le soufflé Corbière-Verlaine retomba, s’affaissa. Alexandre
Arnoux vers 1930, écrit un Une Âme et pas de violon : Tristan Corbière. Allusion
peut-être à la vielle de Tristan et au crincrin de Laforgue.
En 1941, on réédite TC à Alger. aux éds Charlot. Camille
Bryen, dans L'Effort de Clermont-Ferrand dont les rubriques paraissent sans
doute en divers autres titres, salue la réédition mais évoque quelques poèmes «
effroyablement ratés ».
Je ne soutiens pas que le personnage de Tristan attire
encore davantage que sa production (j'ai eu le temps de survoler pas mal de
belles choses de lui), mais je crois aussi que cela influa sur la perception de
ses Amours.
Il doit surtout à présent à des auteurs étrangers,
irlandais, et à la Beat Generation, dont surtout Allen Ginsberg, de retenir l’attention.
L’ami Éric Poindron lui fera peut-être une place dans son Cabinet de curiosités, pr le même covidien désœuvrement qui me fait, en parfait cuistre incongru, divaguer sur ce Tristan dont Bernard Meulien, l’autre féru de Couté, nous remet encore quelques tournées et fournées.
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