Daniel Schneidermann sur Roger Vailland :
un discours
approximatif
C’est l’écueil de l’oral, d’un enseignement du journalisme
poussant à la synthèse en « contractant » l’analyse, de l’approximation
pédagogique et de la tendance à se servir de références présumées « parler
à tous ». Sur Roger Vailland, Daniel Schneidermann s’enferre en entretien,
moins en écrivain. Mais ses excuses sont recevables.
Daniel Schneidermann résume : « En 1933, Vailland faisait un reportage sur le boycott des
commerces juifs. Devant les devantures de boutiques, les choses avaient l’air
de se passer plutôt tranquillement, les clients entrant dans les magasins
malgré les piquets de garde des SA. Aveuglé par la scénette qu’il avait sous
les yeux [un jeune nazi rougissant devant l'effronterie d'une jeune fille
entrant dans un magasin], il a perdu de
vue la dimension inouïe d’un boycott des commerces juifs systématique,
encouragé par l’État. ». (Stratégies).
Bon, on ne va
pas lui ressortir La Face cachée de
Reporters Sans Frontières (éds Aden, Bruxelles), de Maxime Vivas (prix
Roger Vailland 1997), auteur déclarant à Le
Grand Soir : « À Daniel
Schneidermann de dire pourquoi il fait la sourde oreille aux multiples demandes
qui lui ont été faites de me donner aussi la parole quand il traite du cas RSF. ».
Ah ben, si, je viens de le faire… Mais aucune autre semi-perfidie dans ce qui
va suivre, d’une part, et de l’autre, alors que les réseaux sociaux bruissent d’invectives,
de développements s’appuyant sur des citations tronquées, &c., il
conviendrait de vérifier si, depuis l’entretien de Maxime Vivas avec une personne
du « Journal militant d’information alternative », Arrêt sur images n’a
pas au moins mentionné ce livre…
Il se trouve
que le propos de Daniel Schneidermann s’adressant à Amaury de Rochegonde, de Stratégies, m’a fait bondir. Puis j’ai
pris du recul… J’ai consulté ce qu’avait écrit Schneidermann dans Berlin 1933 (Le Seuil), dont le bandeau
racoleur interpelle : « Pourquoi
n’ont-ils rien dit ? ». D’une part, entre autres, un Xavier de
Hauteclocque, pour Gringoire, avait
su dénoncer la terreur nazie en octobre 1933, ce qui lui vaudra d’être liquidé
en février 1935. Alors que, pourtant, Gringoire…
J’en profite pour signaler l’album BD La
Tragédie brune (de Thomas Cadène et Christophe Gaultier, Les Arènes BD
éd.). D’autre part, si, traitant de Mussolini, puis d’Hitler, nombre des
confrères disparus, dont Roger Vailland, n’ont guère fait preuve d’indignation immédiate
(litote), il y a quelque désinvolture à prendre ainsi en otage l’envoyé spécial
de Paris-Soir pour appuyer sa
démonstration. On ne prête qu’aux riches, aux « pipeules », et à l’entendre,
Schneidermann fait preuve de peu de scrupules… Berlin, 1933 est sous-titré : la presse internationale face à Hitler. Et il est juste d’estimer,
après l’avoir lu, que, grosso modo, il n’a pas foncièrement tort, et même
souvent abondamment raison. Sauf que, sur Vailland, en toute bonne foi, il s’égare
quelque peu, tire la ficelle de la déformation pédagogique…
À le lire,
cependant, c’est différent. Largement plus nuancé. Je résume : « Si je suis honnête, je dois reconnaître que
ce reportage de Vailland, j’aurais pu l’écrire ». J’abrège puisque le
document « Médialogie sauvage :Roger Vailland et Daniel Schneidermann » fournit de quoi se faire une
plus juste opinion.
Ce qui amène à
s’interroger : « Schneiderman
pratique la déformation pédagogique » est un titre plus incitatif que « pratique l’approximation pédagogique ».
Ah, il déforme, il ment, l’infâme ? Que nenni, pas plus que ces profs
énonçant que la planète est ronde (l’imparfaite rotondité de la Terre, l’emplacement
du Pôle Nord, &c., seront abordés par la suite).
Sauf que… Schneidermann,
avec des scrupules qui l’honorent, se fourvoie quelque peu. Si, comme je le
présume, il n’a lu l’article de Roger Vailland envoyé spécial à Francfort que
dans une compilation de retranscriptions ultérieures, eh bien, moi aussi, sous
les mêmes conditions, je pourrais reprendre à mon compte, honnêtement, que je
dois reconnaître que ce qu’il en rédige, j’aurais pu tout aussi (mal) l’écrire.
Ce « mal »
n’a rien de polémique. L’interprétation de Schneidermann n’est pas si mauvaise.
Simplement, il saisit au vol un texte sans trop se préoccuper du contexte. Dans
les agences de presse, revenait parfois un débat : faut-il laisser se
brûler un seul en poste dans un pays étranger, accepter qu’il offre le prétexte
à se faire expulser (et ne pouvoir être remplacé), en dénonçant trop crûment
une dictature (de nos jours, africaine ou asiatique principalement) ?
Ensuite, et c’est
le plus important, la correspondance téléphonique de Vailland depuis Francfort
s’insère – au milieu en mise en pages de une puis de tourne – entre d’autres.
Celles de Robert Lorette (depuis Berlin) et Jean Marèze (depuis la frontière
ouest allemande). Qui connaît la presse de l’intérieur peut avancer qu’ils
avaient reçu pour consigne de s’en tenir aux « choses vues », tout en
se répartissant la tâche. À Vailland la couleur locale, à Marèze les entretiens
avec les Juifs fuyant les nazis, à Lorette le soin d’évoquer les implications
du boycott, notamment sur le plan international.
C’est semble-t-il
ce qui a pu échapper à Schneidermann et il serait outrancier de lui en tenir
rigueur, de monter en épingle un grief déplacé. Le reproche d’avoir fait
elliptique en entretien est un peu plus fondé. Mais ce n’est ici nullement une
mise en accusation, une sommation de rendre des comptes, une (vaine) mise en
demeure de rectifier adressée à son éditeur.
Il importe nonobstant
de tamponner cette petite tache sur le revers du col de Vailland journaliste. Non
pas mû par une sorte de confraternité-grégarité posthume. Si on veut chercher
des poux dans la tête de Vailland, on en trouvera dans la presse communiste de l’époque
postérieure, celle d’après la Libération. Encore que… C’est là aussi une
exagération : convaincu de la justesse de la ligne du Parti communiste, Vailland
se révéla teigneux avec modération.
Pas davantage
qu’on ne doit placer sur le même plan la contribution de Vailland à la revue Le Grand Jeu (en ne se méprenant pas sur
le titre « La bestialité de Montherlant ») et ses multiples articles
dans la presse à fort tirage (L’Humanité incluse
alors), il ne faut pas sombrer dans l’amalgame. Vailland représentatif d’une
presse timorée, si ce n’est complaisante à l’égard des dictatures fascistes des
années 1930 ? C’est aller trop vite en besogne, s’emparer de la réputation
ultérieure de l’écrivain pour faire un exemple. Qu’on se rassure, Schneidermann
n’a pas maltraité son otage, qu’il relâche rapidement… en lui concédant des
excuses.
P.-S. – L’intégralité de l’article de Vailland dicté
depuis Francfort se trouve en ligne, et Google Livres publie de larges extraits
du livre Berlin, 1933. Très bonne
lecture. Et sur Vailland et
Schneidermann, la conclusion aurait pu être : « Say anything you want about me as long as you spell my name right… »
(aurais-je laissé passer un « Vaillant » ? Ouf, non.).