mercredi 20 mars 2019

Le cas hors de Roger Vailland : clos Troteligotte

Roger Vailland-Emmanuel Rybinski ? Aucun rapport

Voilà des semaines que je bassine visiteuses et visiteurs à propos de Roger Vailland. Moi aussi, je me lasse. Interlude : Juste après la pluie, Thomas Vinau…
Thomas Vinau, né en 1978, n’a pas connu Roger Vailland. Émilie et Emmanuel Rybinski, dit·e·s les Sorcièr·e·s de Cahors, non plus. Trop jeunes aussi. Ouf. Lit-on Vailland au Cap Blanc, à Villesèque ? Vailland et Gurdjieff (ah ben, non, c’est de Paul Gégauff qu’il s’agit) se poivraient-ils le nez au Cahors ? Aucune importance…
Belle découverte à La Curieuse Compagnie, cave à boire et manger (un bar à vins-mâchon parisien de la rue de l’Échiquier, dans le Sentier turc ou La Petite Turquie parisienne). Le K-Or. Un fluide non glacial (mais qui m’évoque les diminutifs de Fluide Glacial, le mensuel). Comme tout ce que sélectionne le taulier, ex-sommelier, cela glisse. C’est un surfeur au palais céleste, ce mec.
Et puis, au dos du col, cette étiquette. Avec ce qui suit :
Pour y voir plus clair, je ferme les yeux
pour me relever je me couche
pour arriver plus vite je ralentis
pour échanger je donne
pour parler je me tais
pour apprendre je pratique
pour avancer je m’arrête
pour construire je détruis
pour savoir j’oublie
pour tenir je relâche.
C’est de Thomas Vinau. Aux éditions Alma (donc extrait soit de Juste après la pluie, soit de Bric à brac hopperien). Thomas Vinau a aussi publié aux éditions La Boucherie littéraire, qui m’en rappellent une autre, du côté de Pleurs, humaine… Aussi au Castor Astral (mais son L’Âne de Richard Brautigan le fut Au Soir et Matin ; je connaissais ceux de Stevenson et d’Éric Poindron, tiens, en voici un troisième…). Brautigan, Peter Fonda, Jane Fonda et Élizabeth Vailland… Vailland, sors de mon corps ! Jésus revient parmi les tiens, réincarne-moi en baudet…
Vailland l’infréquentable (Jehan Van Langhenhoven), Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti… Associations d’idées brumeuses. Kessel, Cendrars, Vailland, de Monfreid, supplantés par la Beat Generation : je prends aussi, sur le pouce, le chemin de l’Orient, trop secoué par la route pour devenir yabi-yum. C’est ainsi que je rentre des lointains pour me raccrocher au journalisme, pour croûter, certes, mais contrairement à un autre, j’y crois…
Où errais-je, à quel sous-sol ? Ah oui, Vinau « slow fooder ». D’un côté, cet autre consistant à parer des pinards d’une aura poétique me fait sourire, narquois. De l’autre, un Pierre Perret, un Ricet Barrier, un Gérard Blanchard, sobres, je n’imagine même pas. William Sheller, à la rigueur.
Déjà, au Horseman’s (Ali), au Quid (Rony, du Rexy), devenus La Curieuse Compagnie, pas mal d’écrivains (ou poètes) que j’ai pu connaître sans deviner ce qu’ils deviendraient, ont copieusement éclusé. Ne rien exagérer, relire les Croquis de mémoire de Jean Cau sur le mythifié Saint-Germain-des-Prés. Ne pas faire non plus du K-Or un cas d’or. D’argent peut-être. Bien bronzé. N’empêche, au lieu d’avoir du félin Geluck en façade, je préférerais des Vinau au dos des flacons. Les deux sont conciliables. Un chat devant, un chas poétique derrière. Un chai, un matou, une fenêtre. Meurtrière de rien. Urbi et orbi proclamant que l’une des deux espèces fut chantée par Omar Khayyâm. « Buveur d’eau ne fut jamais artiste ». Bien sûr, c’est faux. Mais alors qu’on retouche les photos de Gainsbourg et de Prévert afin d’estomper qu’ils fumaient, je vois dans cette étiquette un rappel salutaire. Un bon et joyeux compagnonnage.

Suède – 1940 – Roger Vailland ; Hedin le suprématiste

Quand Roger Vailland faisait la pub de Sven Hedin

Évidemment, non : Vailland ne faisait pas la réclame de Sven Hedin, « zélateur enthousiaste de Hitler ». Mais comme aurait pu pointer Godwin, d’un index accusateur, ce retour sur la Suède fascisante de 1940 évoque à présent l’actuelle Scandinavie(le Svenskarnas parti, le Svenska motståndsrörelsen suédois, Breivik, le FpU – Parti du progrès – en Norvège).
La Scandinavie, foyer d’un renouveau fasciste ? Car de longue tradition… En témoigne Sven Hedin. Que Roger Vailland décrirait complaisamment sous pseudonyme d’Étienne Merpin. Complaisamment ? Pas si sûr. CQFD. Ce que je m’efforce maladroitement de démontrer. J’imagine un Roger Vailland entre deux eaux, ce que rien ne permet d’affirmer, si ce n’est des remarques ultérieures, quand Vailland rejoint Lyon. Le futur Résistant, le futur communiste, séduit antérieurement par le fascisme, ou plutôt certains de ses aspects ? Dissipons l’hypothèse. Oui, Vailland, lecteur de Gobineau (il préfacera une réédition des Pléiades en 1960), en reste quelque peu marqué, et cela fut remarqué lorsqu’il publie La Réunion en décembre 1964. Lire ainsi « Svein Hedin, explorateur suédois » serait outrancier. Certes, sa prise de distance n’est pas très fortement marquée. Plutôt allusive, paraissant désinvolte, discrètement ironique, si ce n’est sarcastique. Ce que relèvera Tamara Balachova, classée parmi « les érudits de l’Institut de littérature mondiale (…) avec une ironie qui lui est propre » (revue Europe, nº 712, août 1988). Suède 1940 paraît peu avant la bataille de Narvik (avril-juin 1940). La Suède n’a pas déjà autorisé les troupes et l’artillerie allemandes à transiter par son territoire (les chemins de fer suédois les acheminent vers la Norvège), facilitant la reprise de Narvik début juin. Elle a certes commencé à exporter massivement du minerai et des pièces industrielles vers l’Allemagne, mais elle restera neutre. Vailland veut et peut donc croire que l’influence intellectuelle française et britannique l’emportera sur l’allemande.
À la retranscription du texte de Vailland sur Hedin, j’ai ajouté celle de la chronique de Noël Sabord, critique littéraire très en vue à l’époque : « Parfois, seulement, un trait d’ironie pointe et pique au bon endroit. ». Remarque qui peut s’appliquer à nombre d’écrits, journalistiques ou romanesques, ultérieurs.
Mais, comme le remarquera Jean-Pierre Tusseau dans son Roger Vailland : un écrivain au service du peuple, « la guerre et l’armistice semblent laisser Vailland indifférent jusqu’à la désintoxication de 1942 qui prélude à son en engagement dans la Résistance. ». Alcools et stupéfiants influent aussi sans doute, la perception des enjeux et événements est brouillée. Y compris lorsqu’il traite de la Suède. Et peut-être, pour d’autres raisons, pour les Suédois d’alors de même… Carl-Henning Wijkmark, traducteur suédois de Vailland, avec Le Mur noir (éds Cénomane), en rend compte. Son héros, Léon, se dissimule. Ce que fit peut-être Vailland, affichant un détachement de façade, cultivant l’ambiguïté, ou accordant encore moins d’importance à ce qu’il peut dire qu’à ce qu’il peut écrire.
Et puis, il y a l’envers du décor… En 1937, Sven Hedin ne publia pas la version allemande de son livre L’Allemagne et la paix car la censure nazie voulait qu’il se censure, en particulier à propos des révocations d’universitaires juifs. Les nazis le font en quelque sorte chanter en s’en prenant, en 1938, à son ami israélite Alfred Philippson, fils de rabbin, universitaire, interdit d’enseignement en 1933. S’il y avait un reproche à faire à Vailland, ce serait peut-être d’avoir peu nuancé son portrait d’Hedin. Oui, mais, ce dernier, auquel Vailland n’a semble-t-il pas sollicité un entretien (il travaille sur archives), faisait-il état publiquement, en 1939-1940, de ses démarches passées et présentes en faveur de tel ou tel auprès des nazis ? Autant reprocher à Vailland de n’avoir pas signalé que Volkswagen baptisa l’un de ses fourgons LT « Sven Hedin » (un camping-car) en… 1976.
Ce n’est pas entre les lignes qu’on lit que Vailland campe Hedin en Tartarin, en fier aventurier devenu rodomont ; c’est patent. Lorsque Sven Anders von Hedin (il fut l’ultime anobli de la couronne suédoise) meurt, en 1952, la postérité retient ses livres d’explorateur, guère son Peuple en armes (Ein Volk in Waffen) de 1915, ses multiples prises de position germanophiles (que la Britannica mentionne au passage, sans s’y attarder), et il ne vaut sans doute plus qu’une notule nécrologique dans la presse française (sauf erreur : je n’ai pas cherché à vérifier). Le Larousse ne retient que ses expéditions en Asie. Ses liens avec la Deutsches Ahnenerbe Verein, dès 1935, sont certes documentés dans le livre de Peter Levanda (L’Alliance infernale/Unholy Alliance) sur l’occultisme nazi — l’Anhnenerbe sera rapidement incorporée à la SS. Elle réunit, entre autres, Richard Walther Darré, le théoricien du Blut un Boden (le sang et le sol), et Himmler, chantres « de la race nordique ». Un Darré qui, en 1940, promet aux Anglais l’esclavage, l’extermination « des vieux et des faibles », et l’insémination par des mâles allemands sélectionnés « des jeunes femmes de type nordique ». Les enfants non conformes issus de ces unions forcées seront stérilisés.
En 1940, Hedin a en Suède le statut d’une gloire du (dé)passé, on lui prête peu d’attention. Tandis qu’en Allemagne il reste vénéré. Il est convié à prendre la parole lors des JO de Berlin. Ce qui peut flatter sa vanité. 
Par la suite, il sera en quelque sorte réhabilité, son biographe, Eric Wennerholm, arguant qu’il ne savait rien du sort réservé aux Juifs en Allemagne. Rutger Essén, Anthony Brandt, reprendront l’antienne à leur propre compte et il faudra attendre 2016 pour que Sarah K. Danielsson (The Explorer’s Roadmap to National-Socialism : Sven Hedin, Geography and the Path to Genocide, Rootledge ed.) établisse qu’Hedin n’ignorait rien, ce que Julien Benda (La Trahison des clercs, réédition revue et augmentée de 1946) avait su déceler. Julien Benda s’exprimait déjà sur Hedin (qui stoppe la mise en vente de son livre L’Invincible Allemagne) dans Le Figaro (« Petites misères des gens de lettres », 28 décembre 1918).
Ce qui peut surprendre (mais la pagination étant limitée, cela s’explique), c’est que l’ex-Phrère de Daumal et Gilbert-Lecomte n’ait pas fait allusion aux relations d’Heden avec Friedrich Hielscher, fondateur d’un culte panthéiste (distinct de celui prôné par la SA ; Hielscher se détacha du nazisme, est arrêté par la Gestapo en septembre 1944). Selon Pierre Lunel (Les Magiciens fous d’Hitler, Edi8 éd, 2015), Hitler « dévore » Hedin en 1925 : « La passion d’Orient est alors à son comble, dopée par une littérature ésotérique enfiévrée de mystères indiens ». Mais les portraits de Suède 1940 sont des formats courts, et il n’est pas sûr que la documentation en possession de Vailland ait pu le porter à s’interroger sur cet aspect de son personnage. Et puis, Le Grand Jeu est déjà loin derrière lui, et il n’est pas certain qu’Hedin ait adhéré à la « bible » d’Hielscher (ses douze messagères et messagers divins se nomment Wode, Frigga, Freya, Loki, Sigyn, &c.). Hedin n’ignorait sans doute rien de l’antisémitisme de la Thule Gesellschaft dont il s’accommodait depuis les années 1920. Si Vailland ne le souligne pas (pas plus qu’il ne commente le profil d’Hedin, dont le nez doit lui en rappeler d’autres), c’est que la cause est entendue implicitement. Si l’opinion ne sait trop encore ce qui se trame dans les camps de concentration, elle sait pertinemment ce qu’il en est de l’antisémitisme hitlérien depuis 1933. 
Cela n'entraîne nullement que Vailland néglige cet aspect du nazisme.

dimanche 17 mars 2019

Roger Vailland, laïcard intransigeant ?


Roger Vailland, libertin, libre-penseur militant


Que Roger Vailland se soit affirmé libertin et libre penseur ne fait pas le moindre doute. Sa défense et illustration de la laïcité correspond aussi à la position du Parti communiste sur l’église catholique. Mais il fut sans doute aussi assez penseur libre pour ne systématiquement « bouffer du curé ».
Libre penseur, Vailland, assurément… Ses prises de position ne laissent aucune place au doute. Toutefois, dans ses romans, nul Ludovic comme dans La Ceinture du ciel, de Roger Ikor (ce Ludovic nomme L’Athée son bateau de plaisance… mais cependant il ne rompt pas avec le père Jean, abbé fort tolérant à l’égard des mécréants). Et si Philippe Roth pu dire à Rita Braver, de CBS, « je trouve les religieux immondes », Vailland s’abstint, semble-t-il, de tous les mettre dans le même sac lesté de parpaings.
En revanche, même si je n’ai pas demandé à la Libre-Pensée s’il en fut ou non adhérent, son appartenance à des mouvements laïcards n’est pas si évidente, ni revendiquée. Mais j’ai pu mal chercher. Certes, André Thérive, dans La Revue des Deux Mondes (novembre 1964), remarque « En somme, le romancier de La Truite est une réincarnation de Mirbeau (…) le dessein satirique de M. Roger Vaillant (sic) entraîne bien plus de grossièretés et d’obscénités qu’on n’en voyait dans Le Journal d’une femme de chambre ou dans Sébastien Roch. ». Mais dans ce même roman, David Nott (« La Truite ou la symphonie des aveux»), relève que dans une note, Vailland avait songé à convertir son personnage, Rambert. Mais ce Rambert n’est pas l’auteur…
         Le seul élément qui m’a fait me questionner est rapporté par Jacques Chessex dans L’Éternel sentit une odeur agréable (voir, sur le sujet, « Roger Vailland personnage de roman », de Jean Sénégas). L’épisode est connu : Vailland consent à ce qu’une « équipe paroissiale » interprète sa pièce, Héloïse et Abélard. Ce, semble-t-il, avec l’assentiment aussi d’un évêque qu’il aurait fréquenté aux temps de la Résistance. C’est fort peu.
         Cette fort légère interrogation m’a au moins porté à retrouver quelques textes auxquels je ne pouvais que m’attendre, et à en trouver d’autres, inattendus, comme cet entretien entre Christian Cottet-Emard et Jean Tardieu, à Meillonnas, chez Michel Cornaton (Le Croquant, nº 57-58, juin 2008). Étaient présents aussi Fabienne et Michel Cornation, Renée et Paul Gravillon, Sylvette Germain et la chatte Crapouille. C’était en 1991. Michel Cornaton « habitait la maison où vécut Roger Vailland ». Aussi ce passage de La Crosse en l’air de Jacques Prévert (« pas libre penseur, athée, il y a une nuance », dit Le Veilleur). Nuance non dirimante, à mon humble avis. Et quelques à-côtés (il semble que Robert Guédiguian et Frank Le Wita présentèrent un scénario adapté « d’un récit de Roger Vailland », qui fut refusé et n’obtint pas l’avance sur recettes). Baguenauder « avec » Vailland (comme Toulouse-la-Rose en finit « avec » Debord – Pour en finir avec Guy Debord livre épuisé – et non contre), réserve toujours de multiples surprises. Parfois, on emprunte de nouveau les mêmes sentes, cheminant diversement, cette fois plus attentif à un détail qui vous avait auparavant échappé. Et cela incite à faire des pas de côté (vers celui du chansonnier belge Léo Campion et de l’écrivain Marcel Sel dont je ne sais si l’indice de Jaccard détermine s’ils ont la moindre chose en commun avec Roger Vailland, mais peu importe : Marcel Sel, qui fut aussi Marcel Quaybir… Merpin/Vailland apprécierait sans doute : un tel écrivain ne peut être totalement mauvais).
         On croise des inconnus (de soi-même, pas forcément anonymes pour toutes et tous), comme José Pierre, qui qualifie Le Surréalisme contre la Révolution de « fielleuse brochure ». D’une hauteur, on embrasse d’un même regard, au loin, la place Roger-Vailland d’Aulnay-sous-Bois et la rue de la Libre-Pensée de Romainville (bon, là, légère exagération…).
         La moisson d’indices ne recèle le plus souvent aucune pépite. Toutefois, cela peut survenir. Ainsi de ce texte de Gilbert Mury, spécialiste des questions religieuses au PCF, subtil « casuiste » marxiste (l’oxymore n’est pas si fort ; là, c’est pour le plaisir de l’allitération), revisitant autrement qu’Alain (Georges) Leduc la querelle entre Vailland et Martin-Chauffier. Cela peut suffire à se féliciter de la randonnée… Et console de n’avoir, passant par le site de la Fédération nationale de la Libre-Pensée, sous la mention « Résultats pour la recherche “Vailland” » que ce piteux résultat « Aucun résultat trouvé ! ».