Roger Vailland avec les clodos d'août 1928
Certains ne passent pas l'hiver, pour d'autres, c'est l'été... Les pères Corps et Bard, deux clochards, n'ont peut-être pas vécu l'automne. Ne subsistent sans doute de leurs mémoires que ces deux articles de Roger Vailland parus dans Paris-Midi. Articles de prime jeunesse, moins mineurs qu'il y paraît...
Dans un premier temps j'avais considéré que je ne consacrerai pas un document (voir le lien vers le PDF, infra) à ce « mini-reportage » de Roger Vailland (encore une fois signé Vaillant par les compositeurs). Dans un second mouvement...
De même, mouvant mon curseur vers l'icône du logiciel de mise en pages, m'étais-je promis de rester factuel, de ne pas faire état de mes souvenirs. Puis, comme l'apôtre Pierre, par trois fois...
Et ci-dessous, de quatre. Est-ce par pudeur que je n'ai jamais commis un seul reportage sur les biffins, les clopinards ? Ou du fait d'une inavouée angoisse (celle que sut vaincre le roi Salomon d'Émile Ajar, signant l'ultime roman de Gary) ? Que l'on fut ou non chemineau, on n'écrit pas sur la cloche de même manière.
Vendant à la criée l'International Times et le Black Dwarf, j'ai survécu à Londres dans les années 1967-1968... Ramenant à l'occasion un plein sac de grains de maïs n'ayant pu ou trop mal éclater aux autres beatniks se massant autour de la statue de Piccadilly Circus. Je n'ai mendié qu'une seule fois, à Milan, de retour du Moyen-Orient, et pas longtemps, juste le temps d'avoir de quoi manger sans entamer la seule livre sterling nous restant, à Curcuru et moi. Finalement, j'ai pu atteindre Paris avec, au fond d'une poche, une pièce de cinq ronds (une Lavriller, en alu, valeur de l'époque : un roudoudou ou un carambar).
Puis ce fut Strasbourg, et la criée du Monde devant le F.E.C. (le restaurant universitaire). Et un autre père Corps, moins érudit, certes, mais aussi moins démuni, ex-gradé retraité, qui avait choisi cette vie, et en mourut sous les coups de poivrots en voulant à son kil de rouquin (Goulou, Kiravi ? j'ai oublié). Nous conversions parfois longuement, de l'actualité du jour ou de tout autre chose.
J'ai aussi traîné aux États-Unis avec quelques anciens du Nam à la dérive.
Puis Paris... Les copines russes en galère, parfois sans toit jusqu'à ce qu'une compatriote libère un lit juste en-dessous. Moussa le Stanbouliote, décédé depuis peu (pratiquement aucun échange hormis des signes de tête), du Sentier Turc (ou de la Petite Turquie, comme on voudra). Le Serbe... Lui reste propre, on peut échanger une poignée de mains. Il est remonté rue de Paradis.
La rue. Mais aussi les combles. Ces enfilées de lots de greniers séparés par des cloisons de planches à claire-voie tapissées d'affiches, de journaux superposés, à l'étanchéité sonore nulle, ce qui fait qu'on perçoit l'eau tirée au broc, celle de la chasse, les pleurs des mioches, les claques balancées aux plus grands ou entre adultes. Ou le matelas dans le couloir, à un étage inférieur, parce que les tiques de lit sont devenues trop nombreuses dans le galetas. J'en étais déjà préservé de longue date.
Non, on n'écrit pas la mouise de la même manière, et partant, on ne lit pas Down and out (Dans la dèche... d'Eric Blair-Orwell), on ne commente pas ces deux évocations de clochards par Roger Vailland, selon que l'on fut ou non misérable.
De Pierre Minet (ci-dessus, Des Âges téméraires) percevant la montée coassante de la voix avinée d'un clochard de la porte Saint-Ouen...
« Je sentis que magiquement, incompréhensiblement, j'aillais devenir un être nouveau, pétri d'angoisse, le cœur blême, prêt à s'engager dans ce quartier misérable dont il serait le dieu, l'incarnation errante. » (La Défaite : confessions, paru en 1947).
L'autre jour, devant la gare Montparnasse, un vendeur ambulant proposait des livres « gratuits » de jeunes ou moins jeunes auteurs peu connus. Alentours, vers 1927-1928, Minet déclamait des poèmes aux terrasses puis exigeait dix francs pour faire bombance.
Et Adamov, donc. C'est pour l'extraire au moins un temps de la précarité que Jean-Marie Boëglin le convia à Reims sous un prétexte quelconque, lui offrant gîte et couvert, et parvenant à s'en faire accompagner jusqu'au festival de la Loreley, en 1951. Minet et Adamov tapaient les potes, dont Lumbroso et sans doute Roger Vailland. Fils de riches, Arthur. Mais souvent très désargenté, créchant chez l'un, chez l'autre, ou en des hôtels sans étoile (jusqu'en 1967, il resta, connaissant des hauts et des bas, sans véritable domicile fixe). Et puis, Henry Miller débarqua à Paris en 1928. Edmond Buchet qui fut l'éditeur de Vailland (et l'un des ses voisins au Vésinet), évoquera Miller se remémorant « ses expériences de clochard et de mendiant ».
Je ne saurais dire (ou même penser) si Vailland voyait en eux de futurs pères Corps (et s'il rencontra ou non Miller à cette époque, mais ce n'est pas impossible).
À trop vouloir lire entre les lignes, on finit par écrire des âneries. En voici un copieux échantillon dans ce « Quand Roger Vailland emménageait à la cloche de bois... ». J'ose même laisser présager que Vailland, qui vécut un temps très chichement avec Lisina Naldi (il se rattrapa copieusement après La Loi), aurait confusément pressenti qu'il se sustenterait d'escargots et de champignons. Certains osent tout, j'en suis. Bah, si la littérature se permet n'importe quoi, pourquoi la sous-littérature ne se l'autoriserait pas ?
Et parfois, subrepticement, à la lecture d'autres articles de Vailland, je m'interroge. Il lui fallut longtemps pour se réconcilier avec le journalisme, et se muer en un autre journaliste, en 1944. Auparavant, il s'autorisa beaucoup.
Ici, il ne triche pas. Sauf peut-être avec lui-même. Il n'allait quand même pas conclure, dans Paris-Midi, avec un « partagez la chopine avec les damnés de la Terre ». Peut-être s'en était-il muni et bût-il au goulot pour favoriser les confidences. Au moins, je le crédite d'avoir risqué de choper des totos dans ces cafés où l'on pouvait s'assoupir sur une table (à cette époque, « pucier » et « clochard » restaient synonymes) jusqu'au petit matin et l'heure du coup de balai et torchon.
Boulevard Bonne-Nouvelle, de temps à autres, un clochard hébété de sommeil et de libations offre la vue de son postérieur dénudé. Allongé au travers du trottoir, il a « fait sous lui ». Dans un coin proche, un plus jeune et plus malin était parvenu à ériger une sorte de duplex de toiles, cartons, palettes, chariots Caddie®™. Insolite édifice. Si Christo l'emballeur concédait quelques bâches aux sans-logis, l'art s'éparpillera vite dans Paris.
Vailland s'intéressa peu aux galériens du pavé par la suite... Il mentionna toutefois « les clochards de la place des Patriarches », ceux du temps où il habitait rue Mouffetard, en voisin de palier de Charles Péguy. Mais il prêta sans doute main secourable à divers « clochards célestes » (dont Joyce Blau, amie d'Henri Curiel). Il laissa aussi de quoi fournir de la matière au spectacle Assommons les pauvres (de la troupe Rise People, textes adaptés par Évelyne Pieiller).
Peu à voir avec le schlimblick : en janvier 2013, le corps d'un homme de 57 ans fut découvert dans un box à l'abandon de la rue Roger-Vailland à Sainte-Geneviève-des-Bois. Il aurait pu trépasser en un meilleur hospice, sa vie lui échappa sous de posthumes auspices.
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