Denis Guénoun, Chouki El Hamal, ou « l’imposture de l’angélisme » ?
Non, bien évidemment, ni Denis Guénoun, ni Chouki El Hamal
ne sont des imposteurs. Des hommes de bonne volonté, assurément. Sincères. Mais
leur échappe peut-être (à moins qu’ils ne feignent d’ignorer… avec les
meilleures intentions possibles ; l’objection étant d’ailleurs déplacée
pour Guénoun qui sait le rappeler) que l’historiographie l’emporte toujours.
Je venais de chroniquer le remarquable essai de Denis
Guénoun, Trois soulèvements (vous retrouverez ici-même, sur ce
blogue-notes), quand me tombe sous les yeux un entretien entre Théa Ollivier,
du Monde, et Chouki El Hamel, historien, auteur d’un Le Maroc noir,
une histoire de l’esclavage, de la race et de l’Islam (Croisée des chemins
éd).
Lequel soutien que « le Coran ne soutient pas la pratique
de l’esclavage mais son abolition ». Pas davantage que le port du voile,
&c., air connu.
Mais peu importe. Cette vision de textes (Coran, divers
évangiles dont des controversés), émancipateurs pour Guénoun, humanistes pour Chouki
El Hamal, hissés aux statuts de fondateurs, textes fondamentaux, est certes
sympathique, mais idéaliste.
Déjà, on ne sait trop qui a pu les concocter. Ensuite, le
dieu monothéiste (autant que les dieux des animistes) reste une absurdité que
toute observation raisonnée confirme telle, et toute autre irraisonnée établit
valide. Guénoun n’est pas loin de le laisser entendre, puisque « sa »
foi « se trouve ainsi décrochée de ce en quoi elle est censée croire,
de ce sur quoi elle peut porter. ». Et la sienne est d’abord celle de
multitudes voulant croire en l’humanité (incluant évidemment la féminité, pour
résumer).
Ce n’est pas la foi en l’au-delà, c’est la foi en
l’espérance.
Je me suis toujours interrogé sur un texte préconisant aux
Lapons se convertissant à l’Islam de jeûner pendant 23 heures, sur un Jésus
n’imaginant pas les Pygmées, les Papous, les Amérindiens, alors qu’il serait
l’incarnation d’un père omniscient. Passons…
Peut-être que, comme l’énonce Ludwig Wittgenstein, « les
limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ».
Ce qui vaut pour moi-même, mais aussi un Jésus (personnage composite ?) ou
un Mahomet.
Mais l’essentiel n’est pas là. Que le Coran préconise ceci
ou cela, que les évangiles s’accordent ou divergent (enfin, ceux validés par
les églises romaines, coptes, orthodoxes diverses, syriaques, réformées,
&c.) sur tel ou tel point importe finalement peu. L’historiographie
l’emporte toujours. Les disputations priment immanquablement, en un sens (pour
ou contre les peuples indigènes, pour contre l’humanité des femmes, &c.),
ou un autre.
Le pape François plus humaniste que ses prédécesseurs ?
Attendez ses successeurs… La controverse de Valladolid (1550) emporte
l’adhésion de Charles Quint ? Voyez ce qui se produit au Brésil, de nos
jours.
Chouki El Hamel croit-il vraiment que se référer au Coran
suffira ? Le marxiste Guénoun se souvient sans doute que les rapports de
force finissent – un temps, car évolutifs — par l’emporter.
Le Coran fut tiré à profit pour éliminer les Arméniens et
les Assyriens (plus récemment, d’autres chrétiens orientaux), la Bible est
sollicitée pour exproprier des Palestiniens. Et si un reversement de tendances
intervenait, il se trouverait toujours des dominants pour se fonder sur des
textes « sacrés » afin d’opprimer ou soumettre d’ex-dominants d’une
période révolue.
Qui suis-je cependant pour estimer qu’une « morale
laïque » serait plus à même de consolider un consensus durable ? « Les
limites de mon langage… ». Les dieux furent créations humaines, qu’ils
soient amalgamés en un seul ou restés multiples. « Déifier » une
morale universalisante, ne se référant à aucun texte religieux, en
garantira-t-il la pérennité ? Je me permets de douter.
La solutio ? Espérer. Encore faut-il ne pas
espérer seul. Et que le verbe soit incarné par l’un, par l’autre, le troisième,
d’autres (laïques ou religieux agnostiques, comme certains spiritualistes se
livrant à des rites « païens » aux yeux des monothéistes, syncrétistes
tels les baha’is), devrait cesser d’être clivant. Vaste entreprise… Vaine, eh
bien, tant bien même… Soyons peut-être « imposteurs angéliques », de
peur de ne l’avoir pas été assez.
Ce qui précède était, reste un « premier jet »
(pas de pierre à quiconque) … J’avais songé à poubelliser. D’abord parce qu’eux
et moi ne jouons pas dans la même cour, que j’hésite toujours à tomber dans la
caricature au petit pied, qu’à trop synthétiser faute d’analyse approfondie préalable,
&c. Limite parce que « troller » verbeusement est aussi
insignifiant que lapidairement.
Et puis, mon attention est attirée par le titre exagéré
(titre « incitatif », dit-on : une certaine outrance atténuée par
la suite peut se concevoir) d’un respecté confrère, Richard Martineau, du Journal
de Montréal : « L’excision du clitoris n’est pas barbare » (mis
en ligne le 29 juillet 2019). L’argument est que soit que, par omission, restriction
mentale (taire la vérité si la fin justifie les moyens), relativisme, les
autorités canadiennes couvriraient d’un boisseau démesuré (« Matthieu, Luc…)
certaines injustifiables réalités.
Les faits : un nouveau Guide de citoyenneté
serait en cours d’élaboration. Le précédent, distribuer aux postulant·e·s à la
résidence au Canada incluait le rappel que des « pratiques culturelles
barbares » (excision, crime d’honneur) sont condamnées pénalement. « Ce
passage sera retiré », assure Richard Martineau. Sera et non serait…
On verra ce qu’il en sera.
« Attendu que le Canada est fondé sur des principes
qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit. »
(préambule de la Charte canadienne des droits et libertés). D’un côté, pour ne
pas froisser les uns, on conserve cette référence, et la devise canadienne (A
mari usque… d’un océan à l’autre, de par la volonté divine, implicitement),
de l’autre, pour ne pas en heurter d’autres, on laisse(rait) en quelque sorte
du temps au temps…
Peut-être dans l’espoir que des ulemas ayant lu Chouki
El Hamel (et d’autres) finiront par persuader leurs ouailles qu’une
interprétation du Coran l’emporterait sur celles dont elles ont hérité.
Qu’on ne se méprenne pas : Denis Guénoun n’appelle
nullement à fonder impérativement son propre chemin de vie sur des références
bibliques ou évangéliques, même si on peut lire chez lui, par exemple, que le
christianisme ne fut pas « assez respectueux de ses sources ». Quant
à Chouki El Hamel, j’en ignore tout, et je ne sais si sa référence au Coran
vaut moyen parmi d’autres, choisi(e) pour son efficacité, de conforter un
humanisme, ou incitation à s’en remettre à la pureté originelle d’un texte pouvant
guider sa libre réflexion.
Je ne sais ce qu’il serait advenu de nos libertés si le
culte de la Raison (instaurant une déesse plus ou moins inspirée d’Athéna) avait
perduré au-delà de l’an iii de la
Révolution. Du marxisme, Guénoun relève : « qu’une idée, quelle qu’elle
soit, qui n’a jamais été défigurée vienne lui jeter la première pierre. ».
La déesse aurait sans doute fini par imposer — ou propager, y parvenant ou non
— ce qu’il lui était dicté.
Faut-il pour autant ne s’en remettre qu’à la loi, ou au
droit (dont la capacité à justifier l’injustifiable n’est plus à démontrer),
forcément évolutive dans un sens ou un autre ? Soit non pas bannir, mais s’abstenir
de s’appuyer sur des principes décrétés justes, universels, qu’ils soient d’essence
religieuse ou autre ?
À chacune et chacun de répondre en conscience.
L’imprégnation croissante d’un « religieux » — ou
d’un autre — dans le discours public m’interroge. Texte dérisoire (aussi du
fait de sa faible portée) que je ne sais conclure : d’autant plus que
faire état de cette inquiétude propage le phénomène.
D’habitude, je répercute ce qui est publié ici via un ou
deux autres vecteurs. Là, je m’abstiens. Cela restera entre fort peu d’entre-nous.
Alors que pourtant Guénoun et El Hamal sont vecteurs d’espérance. Et que je ne
m’interdirai pas de les évoquer de nouveau.
Pour en savoir (un peu) davantage sur El Hamel : https://choukielhamel.com/
Pour en savoir (beaucoup plus) sur Guénoun : http://denisguenoun.org/
P.-S. — à noter sur le site du premier, une citation d’An-Nazzam
rapportée par al-Jahiz : « Le savoir est quelque chose qui ne vous
cédera pas quelque chose de lui tant que vous ne y vouez pas tout entier, et
quand vous le faites, alors vous pouvez envisager qu’il le fasse sans pourtant
être assuré qu’il le fera. » (adaptation libre : “Knowledge is something that will not give
part of itself to you until you give your all to it, and when you give your all
to it, then you stand a chance but you cannot be sure that it will you that
part.”.
Mais se tapir dans le doute et l’ignorance est vain…
Pour prolonger : « L’islamisation de la
connaissance », Zouaoui Beghoura, Le Télémaque 2008/2-34 : https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2008-2-page-121.htm
N.B. — Peu à voir : pour l’anecdote j’ai tenté de
savoir si Amira Kharroubi et son directeur de thèse, Si Jamel Touir, étaient
toujours membres de l’université de Sfax. La thèse d’Amira Kharroubi, présentée
dans The International Journal of Sience & Technoledge – publication
se faisant rétribuer pour ce qu’elle fait paraître — concluait à la réfutation
du modèle héliocentrique ; je ne sais si son ouvrage The Flat-Earth
model, a été publié ou non. Il a depuis été présumé qu’il s’agissait d’un
canular, qu’Amira Kharroubi n’a jamais existé – en dépit du fait qu’elle cosigna
avec son directeur une intervention en mai 2016 lors de la conférence
internationale de géologie appliquée de Mahdia. On peut lire par exemple que “não
é um aluno, senão aluna chamada Amira Kharroubi” et à peu près la même
chose en anglais sur un site ou l’autre. On ne sait jamais trop « quelle
part » le savoir vous rendra. Et il se peut qu’au fil du temps cet épisode
se considéré être un hoax. Allez savoir quelle « vérité »
finit par l’emporter.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire