lundi 29 juillet 2019

Non, ni Coran, ni évangiles ne sont émancipateurs durablement


Denis Guénoun, Chouki El Hamal, ou « l’imposture de l’angélisme » ?

Non, bien évidemment, ni Denis Guénoun, ni Chouki El Hamal ne sont des imposteurs. Des hommes de bonne volonté, assurément. Sincères. Mais leur échappe peut-être (à moins qu’ils ne feignent d’ignorer… avec les meilleures intentions possibles ; l’objection étant d’ailleurs déplacée pour Guénoun qui sait le rappeler) que l’historiographie l’emporte toujours.
Je venais de chroniquer le remarquable essai de Denis Guénoun, Trois soulèvements (vous retrouverez ici-même, sur ce blogue-notes), quand me tombe sous les yeux un entretien entre Théa Ollivier, du Monde, et Chouki El Hamel, historien, auteur d’un Le Maroc noir, une histoire de l’esclavage, de la race et de l’Islam (Croisée des chemins éd).
Lequel soutien que « le Coran ne soutient pas la pratique de l’esclavage mais son abolition ». Pas davantage que le port du voile, &c., air connu.
Mais peu importe. Cette vision de textes (Coran, divers évangiles dont des controversés), émancipateurs pour Guénoun, humanistes pour Chouki El Hamal, hissés aux statuts de fondateurs, textes fondamentaux, est certes sympathique, mais idéaliste.
Déjà, on ne sait trop qui a pu les concocter. Ensuite, le dieu monothéiste (autant que les dieux des animistes) reste une absurdité que toute observation raisonnée confirme telle, et toute autre irraisonnée établit valide. Guénoun n’est pas loin de le laisser entendre, puisque « sa » foi « se trouve ainsi décrochée de ce en quoi elle est censée croire, de ce sur quoi elle peut porter. ». Et la sienne est d’abord celle de multitudes voulant croire en l’humanité (incluant évidemment la féminité, pour résumer).
Ce n’est pas la foi en l’au-delà, c’est la foi en l’espérance.
Je me suis toujours interrogé sur un texte préconisant aux Lapons se convertissant à l’Islam de jeûner pendant 23 heures, sur un Jésus n’imaginant pas les Pygmées, les Papous, les Amérindiens, alors qu’il serait l’incarnation d’un père omniscient. Passons…
Peut-être que, comme l’énonce Ludwig Wittgenstein, « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde ». Ce qui vaut pour moi-même, mais aussi un Jésus (personnage composite ?) ou un Mahomet.
Mais l’essentiel n’est pas là. Que le Coran préconise ceci ou cela, que les évangiles s’accordent ou divergent (enfin, ceux validés par les églises romaines, coptes, orthodoxes diverses, syriaques, réformées, &c.) sur tel ou tel point importe finalement peu. L’historiographie l’emporte toujours. Les disputations priment immanquablement, en un sens (pour ou contre les peuples indigènes, pour contre l’humanité des femmes, &c.), ou un autre.
Le pape François plus humaniste que ses prédécesseurs ? Attendez ses successeurs… La controverse de Valladolid (1550) emporte l’adhésion de Charles Quint ? Voyez ce qui se produit au Brésil, de nos jours.
Chouki El Hamel croit-il vraiment que se référer au Coran suffira ? Le marxiste Guénoun se souvient sans doute que les rapports de force finissent – un temps, car évolutifs — par l’emporter.
Le Coran fut tiré à profit pour éliminer les Arméniens et les Assyriens (plus récemment, d’autres chrétiens orientaux), la Bible est sollicitée pour exproprier des Palestiniens. Et si un reversement de tendances intervenait, il se trouverait toujours des dominants pour se fonder sur des textes « sacrés » afin d’opprimer ou soumettre d’ex-dominants d’une période révolue.
Qui suis-je cependant pour estimer qu’une « morale laïque » serait plus à même de consolider un consensus durable ? « Les limites de mon langage… ». Les dieux furent créations humaines, qu’ils soient amalgamés en un seul ou restés multiples. « Déifier » une morale universalisante, ne se référant à aucun texte religieux, en garantira-t-il la pérennité ? Je me permets de douter.
La solutio ? Espérer. Encore faut-il ne pas espérer seul. Et que le verbe soit incarné par l’un, par l’autre, le troisième, d’autres (laïques ou religieux agnostiques, comme certains spiritualistes se livrant à des rites « païens » aux yeux des monothéistes, syncrétistes tels les baha’is), devrait cesser d’être clivant. Vaste entreprise… Vaine, eh bien, tant bien même… Soyons peut-être « imposteurs angéliques », de peur de ne l’avoir pas été assez.
Ce qui précède était, reste un « premier jet » (pas de pierre à quiconque) … J’avais songé à poubelliser. D’abord parce qu’eux et moi ne jouons pas dans la même cour, que j’hésite toujours à tomber dans la caricature au petit pied, qu’à trop synthétiser faute d’analyse approfondie préalable, &c. Limite parce que « troller » verbeusement est aussi insignifiant que lapidairement.
Et puis, mon attention est attirée par le titre exagéré (titre « incitatif », dit-on : une certaine outrance atténuée par la suite peut se concevoir) d’un respecté confrère, Richard Martineau, du Journal de Montréal : « L’excision du clitoris n’est pas barbare » (mis en ligne le 29 juillet 2019). L’argument est que soit que, par omission, restriction mentale (taire la vérité si la fin justifie les moyens), relativisme, les autorités canadiennes couvriraient d’un boisseau démesuré (« Matthieu, Luc…) certaines injustifiables réalités.
Les faits : un nouveau Guide de citoyenneté serait en cours d’élaboration. Le précédent, distribuer aux postulant·e·s à la résidence au Canada incluait le rappel que des « pratiques culturelles barbares » (excision, crime d’honneur) sont condamnées pénalement. « Ce passage sera retiré », assure Richard Martineau. Sera et non serait… On verra ce qu’il en sera.
« Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit. » (préambule de la Charte canadienne des droits et libertés). D’un côté, pour ne pas froisser les uns, on conserve cette référence, et la devise canadienne (A mari usque… d’un océan à l’autre, de par la volonté divine, implicitement), de l’autre, pour ne pas en heurter d’autres, on laisse(rait) en quelque sorte du temps au temps…
Peut-être dans l’espoir que des ulemas ayant lu Chouki El Hamel (et d’autres) finiront par persuader leurs ouailles qu’une interprétation du Coran l’emporterait sur celles dont elles ont hérité.
Qu’on ne se méprenne pas : Denis Guénoun n’appelle nullement à fonder impérativement son propre chemin de vie sur des références bibliques ou évangéliques, même si on peut lire chez lui, par exemple, que le christianisme ne fut pas « assez respectueux de ses sources ». Quant à Chouki El Hamel, j’en ignore tout, et je ne sais si sa référence au Coran vaut moyen parmi d’autres, choisi(e) pour son efficacité, de conforter un humanisme, ou incitation à s’en remettre à la pureté originelle d’un texte pouvant guider sa libre réflexion.
Je ne sais ce qu’il serait advenu de nos libertés si le culte de la Raison (instaurant une déesse plus ou moins inspirée d’Athéna) avait perduré au-delà de l’an iii de la Révolution. Du marxisme, Guénoun relève : « qu’une idée, quelle qu’elle soit, qui n’a jamais été défigurée vienne lui jeter la première pierre. ». La déesse aurait sans doute fini par imposer — ou propager, y parvenant ou non — ce qu’il lui était dicté.
Faut-il pour autant ne s’en remettre qu’à la loi, ou au droit (dont la capacité à justifier l’injustifiable n’est plus à démontrer), forcément évolutive dans un sens ou un autre ? Soit non pas bannir, mais s’abstenir de s’appuyer sur des principes décrétés justes, universels, qu’ils soient d’essence religieuse ou autre ?
À chacune et chacun de répondre en conscience.
L’imprégnation croissante d’un « religieux » — ou d’un autre — dans le discours public m’interroge. Texte dérisoire (aussi du fait de sa faible portée) que je ne sais conclure : d’autant plus que faire état de cette inquiétude propage le phénomène.
D’habitude, je répercute ce qui est publié ici via un ou deux autres vecteurs. Là, je m’abstiens. Cela restera entre fort peu d’entre-nous. Alors que pourtant Guénoun et El Hamal sont vecteurs d’espérance. Et que je ne m’interdirai pas de les évoquer de nouveau.
Pour en savoir (un peu) davantage sur El Hamel : https://choukielhamel.com/
Pour en savoir (beaucoup plus) sur Guénoun : http://denisguenoun.org/

P.-S. — à noter sur le site du premier, une citation d’An-Nazzam rapportée par al-Jahiz : « Le savoir est quelque chose qui ne vous cédera pas quelque chose de lui tant que vous ne y vouez pas tout entier, et quand vous le faites, alors vous pouvez envisager qu’il le fasse sans pourtant être assuré qu’il le fera. » (adaptation libre : “Knowledge is something that will not give part of itself to you until you give your all to it, and when you give your all to it, then you stand a chance but you cannot be sure that it will you that part.”.
Mais se tapir dans le doute et l’ignorance est vain…
Pour prolonger : « L’islamisation de la connaissance », Zouaoui Beghoura, Le Télémaque 2008/2-34 : https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2008-2-page-121.htm

N.B. — Peu à voir : pour l’anecdote j’ai tenté de savoir si Amira Kharroubi et son directeur de thèse, Si Jamel Touir, étaient toujours membres de l’université de Sfax. La thèse d’Amira Kharroubi, présentée dans The International Journal of Sience & Technoledge – publication se faisant rétribuer pour ce qu’elle fait paraître — concluait à la réfutation du modèle héliocentrique ; je ne sais si son ouvrage The Flat-Earth model, a été publié ou non. Il a depuis été présumé qu’il s’agissait d’un canular, qu’Amira Kharroubi n’a jamais existé – en dépit du fait qu’elle cosigna avec son directeur une intervention en mai 2016 lors de la conférence internationale de géologie appliquée de Mahdia. On peut lire par exemple que “não é um aluno, senão aluna chamada Amira Kharroubi” et à peu près la même chose en anglais sur un site ou l’autre. On ne sait jamais trop « quelle part » le savoir vous rendra. Et il se peut qu’au fil du temps cet épisode se considéré être un hoax. Allez savoir quelle « vérité » finit par l’emporter.

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