dimanche 28 juillet 2019

Les débuts du génocide arménien « reculent » de quatre mois

 Le génocide arménien débuta bien avant fin avril 1915

La décision turque d’exterminer massivement les Arméniens est généralement considérée remonter à courant mars 1915. Bien évidemment, cette origine fut antérieure. Mais un chercheur, Taner Akçam, vient d’établir que les premiers massacres systématiques légalisés s’étaient produits dès le début de décembre 1914. Soit plus d’un trimestre auparavant.
L’article de Taner Akçam, mis en ligne sur le site du Journal of Genocide Research le 17 juillet dernier vaut revirement de sa part. Lui aussi considérait jusqu’à février dernier que le génocide arménien, ordonné et mené systématiquement par des Turcs et des Kurdes, avait débuté courant mars 1915 (une sorte de consensus antérieur fixait le début des massacres courant mars et la date du 24 avril 1915 fut retenue pour les commémorations, notamment en France).
Le plus insolite, alors que la Turquie d’Erdogan et les gouvernements antérieurs ont toujours dénié qu’il se fut agi d’un génocide systématiquement planifié, c’est que Taner Akçam s’appuie sur des sources officielles gouvernementales turques (ottomanes).
Dans son article “When was the Decision to Annihilate the Armenians Taken?”, il s’étonne d’avoir pu accéder à des correspondances officielles, à des télégrammes décryptés, &c.
Que des émeutes de musulmans visant des Arméniens avaient commencé à l’automne 1914, avant même que, le 1er novembre 1914, la Turquie déclare la guerre à la Russie, puis à la France, au Royaume-unis et puissances alliées, n’est pas contesté. Qu’elles n’eussent rien de spontané ou d’erratique est un fait établi totalement nouveau (même si des éléments l'avaient laisser envisager). Les représailles étaient déjà connues hors de Turquie. Par exemple, Le Miroir, hebdomadaire daté du dimanche 17 janvier faisait état d'atrocités : « Jeudi 31 décembre — (...) Battus en Arménie par l'armée du vice-roi du Causase, les Turcs se vengent en commettant d'odieuses atrocités. ». 
Jusqu’à présent, il était supputé que le comité central du parti au pouvoir, le Comité Union et Progrès (les « Jeunes Turcs »), en liaison avec le cabinet de guerre, avait secrètement préparé le génocide courant février 1915.
Qu’il ait été envisagé dès 1910, que des déclarations avant-coureuses se firent jour dès janvier 1913, cela reste objet de controverses.
En fait, Bahaettin Şakir (Behaeddine Chakir), chef en second de l’Organisation spéciale créée en juillet 1914 (une sorte de Service d’action civique, pour tenter de lui trouver un équivalent français, réunissant des militants et des mafieux, réunis en organisation paramilitaire), se rendit à Erzurum (Erzéroum) dès août. Il sillonna la province, rendant compte de ses mouvements à Constantinople. Il correspond par télégrammes. Comme les gouverneurs de Van et Bitlis (ville à majorité kurde proche du lac de Van). Lesquels recevront l’ordre, le 1er décembre 1914, de se saisir des Arméniens susceptibles de se révolter, de « les déporter immédiatement à Biltis afin qu’ils soient exterminés ». Il est aussi décidé de désarmer et réaffecter les gendarmes et policiers arméniens et de former des milices musulmanes.
Le 20 décembre 1914, le gouverneur d’Erzurum adresse un télégramme confidentiel au ministre de l’Intérieur, seul habilité à en prendre connaissance. Le gouverneur fait état d’actes de rébellion et sabotage. Il préconise que toutes les autorités régionales se voient donner un feu vert pour procéder à des exécutions de masse. En fait, elles avaient déjà commencé : tous les Arméniens mâles âgés de plus de dix ans de certains villages avaient déjà été passés par les armes. Ce qui est confirmé par un télégramme du député de Van daté du 18 février 1915 : « des massacres sont en cours en des villages et bourgs des environs de Başkale and Saray. ». Les termes de massacre, anéantissement, &c., se font plus fréquents, d'autant que les correspondances sont supposées devoir être détruites (il en subsistera).
Des mesures de rétorsion, après l’assassinat de gendarmes par des déserteurs, avaient été décidées dès le 28 octobre 1914, les villageois voisins des perpétrateurs se voyant intimer un ultimatum d’une semaine pour livrer les autres coupables ou complices. Les gouverneurs brandissent systématiquement la menace d’émeutes et d’une rébellion généralisée des Arméniens. Le 31 décembre 1914, le gouverneur de Van demande qu’Istanbul fasse parvenir des consignes secrètes immédiatement exécutoires. Par la suite, les échanges avec Istanbul emploient plus fréquemment les termes « d’extermination », « d’éradication »,  sans trop se préoccuper qu'ils soient archivés ou détruits.
Dès le 30 décembre 1914, l’ambassade allemande fut informée de la création de milices chargées de s’en prendre aux communautés chrétiennes.
À toute première vue, ces documents récemment retrouvés évoquent le paradoxe de la poule et de l’œuf. Les gouverneurs des six provinces orientales auraient-ils forcé la main du pouvoir central ? Mais avaient-ils été nommés pour obtenir ce résultat ? Qui, en fait, d’entre le cœur du Comité Union et Progrès et les ministres d’alors, ceux du Comité de guerre, prenait les décisions majeures ? Ces gouverneurs furent-ils incités à exagérer l’éventualité d’une révolte arménienne ? En fait, dans un premier temps, Talaat Pacha laisse carte blanche aux gouverneurs : qu’ils réagissent comme bon leur semble en fonction de la situation sur le terrain. Ce dans l’attente d’instructions plus générales… Lesquelles viendront début mars 1915, précédées d’instructions partielles.
Génocides progressifs
Journal des débats, samedi 16 janvier 1915 : massacres
Dans un article de The Independent, “Genocide begins in the wilderness”, Robert Fisk rapproche les prémices du génocide arménien de ceux de l’holocauste.
Tout commence tôt.
Dès l’Anschluss (mars-avril 1938), les juifs autrichiens furent persécutés…
Dès l’invasion de la Pologne, puis les avancées en Ukraine et en Biélorussie, des troupes de choc et des milices locales n’eurent pas besoin d’ordres formels, de même qu’en Lithuanie, pour exécuter des israélites.
En fait, on pourrait aussi faire un parallèle entre l’incendie du Reichstag et le « complot » visant le sultan Enver Pacha. Le 20 mai 1915, la presse française rapporte que « deux Arméniens devaient faire sauter le pont de Karakoï, qui unit Stamboul à Galata, le jour de l’anniversaire de la naissance du sultan. » (lequel devait traverser le pont pour se rendre à la mosquée de Sainte-Sophie). « Quatre cents Arméniens, dont on ignore le sort, ont été arrêtés et ordre a été donné aux Kurdes d’Arménie d’incendier deux grands villages près de Van et d’égorger quelques centaines d’Arméniens » (dépêche publiée le 20 mai 1915 par divers quotidiens). Les Assyriens (assyro-chaldéens) et les Grecs restés en Turquie sont de même exterminés ou déportés.
Enver Pacha, le 25 février 1915, avait ordonné que les soldats arméniens soient désarmés. En avril, la presse sous contrôle faisait état de diverses tentatives de complots des Arméniens en liaison avec les Russes ou non.
Les mosquées avaient aussi été mobilisées dès novembre 1914 pour que l’idée du djihad contre les chrétiens (hormis les alliés allemands) s’impose peu à peu. Fin novembre et début décembre 1914, il y avait eu déjà environ 7 000 exécutions d’Arméniens dans les provinces orientales : les milices de l’OS, souvent secondées par des civils musulmans, avaient commencé le travail (et enlevé les femmes, jeunes filles et fillettes des villages de Pertus et Yoruk). Il était plus difficile de s’en prendre directement, immédiatement, à la petite, moyenne et grande bourgeoisie arménienne des grandes villes. Il convenait d’extorquer des aveux, d’accréditer l’idée d’un complot généralisé.
Doute ou hypocrisie ?
La ministre suédoise des Affaires étrangères, Margot Wallstrom, a pu déclarer début juillet dernier qu’il fallait « disposer de preuves solides pour pouvoir déclarer le massacre de tout un pays. ». Ce qui revient à se voiler la face. De même, The Times of Israël commentait ainsi le report d’une résolution parlementaire visant à la reconnaissance du génocide. « Des Juifs ottomans soutenaient les “architectes” du génocide arménien » titre The TofI. Et ce qui peut se concevoir, la presse juive allemande de l'époque, dont Die Welt, glorifiait l’allié turc.
Selon l’historien Hans-Lukas Kieser, universitaire australien, auteur de Talaat Pasha: Father of Modern Turkey, Architect of Genocide, « les Juifs craignaient de subir le même sort que les Arméniens, ils n’ont donc en aucun cas relayé des informations pro-arméniennes parce qu’ils avaient peur pour eux-mêmes. ». D'autres espéraient un soutien turc au sionisme, qui ne viendra pas. Cependant, une minorité sioniste ottomane tenta d’alerter sur le sort des chrétiens.
Quant à la décision israélienne, elle tient aussi aux bonnes relations entre Israël et l’Azerbaïdjan (client pour des armes et équipements sécuritaires, et fournisseur de pétrole).
Reste à savoir ce que fera l’armée turque au Kurdistan d’Irak et de Syrie… Épuration loin des caméras, puis ouvertement ? En 1915, la Turquie repeuplait les zones arméniennes avec des musulmans bosniaques et d'autres pays balkaniques ; en sera-t-il de même, cette fois avec d'autres populations, au sud de la Turquie ?

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