Le Grand Jeu, « fanzine » d’hier devenu revue culte ?
Avec le numéro deux de
la revue Le Grand Jeu, les « phrères
simplistes » espéraient une renommée internationale. Rien de moins. Il leur fallait donc sortir
un numéro de bonne tenue, et soutenue par les moyens classiques de l’édition…
En témoigne cette publicité pleine page parue dans la revue Les Cahiers du Sud, qui avait alors une
large diffusion. Mais le coup manqua, faute à – peut-être – la concurrence d’autres
revues éphémères, lancées aussi par de très jeunes auteurs, toutes aussi « révolutionnaires »
et « innovantes » (disait-on plutôt novatrices à l’époque, 1929 ?)
se disputant le même public, lequel s’en lassa ?
Tout
littéraire féru de ce qui marqua le siècle dernier n’ignore rien, ou peu, du Grand Jeu. Sa postérité a sans doute fortement
dépassé sa renommée dans les années 1930. Laquelle fut forte… dans le cénacle
de diverses chapelles, dont celle(s) des (ex-)surréalistes. Mais jamais au point
de se faire une vraie place au soleil, et si, tardivement, un troisième numéro
parut, les textes du quatrième restèrent dans des cartons.
Je ne peux m’empêcher de songer à
l’actuel graphzine Couverture, porté
par Jean-Jacques Tachdjian, lequel, pourtant, par le relais des réseaux
sociaux, bénéficie sans doute d’une notoriété supérieure à celle du Grand Jeu d’alors (quoique la « grande
presse » en fit au moins état, ce qui n’est guère le lot de Couverture). Les deux « supports »
ne sont guère comparables : l’un (Grand
Jeu) comportant des tirages de tête adressés à des « personnalités »,
l’autre (Couverture) se voulant au plus
proche du prix coûtant et ayant renoncé par avance à séduire celles et ceux « qui
font l’opinion » (et bien sûr le premier donnant la primeur aux textes, le
second à l’illustration).
Avantage pour
le dernier en date (cinquième numéro, contre trois), mais dans les ventes aux
enchères, le prédécesseur atteint des cotes que les détenteurs d’un numéro de Couverture ne peuvent espérer de sitôt
(mes oreilles sifflent : Tachdjian est total rétif devant l’art
spéculatif).
Les archives
de Michel Random ont fini dispersées par Artcurial. Des dessins de Vailland ont
trouvé preneur à l’Hôtel Drouot. Peut-être pour finir dans des coffres. Denis
Moscovici (qui fait dans la finance) est l’un des collectionneurs bibliophiles amateurs
du Grand Jeu depuis 1992 et il se
plaint de l’inflation des prix des documents, autographes et autres, des
membres du mouvement.
J’espère que « Jiji »
Tachdjian trouvera sa Madame Firmat, tenancière d’un modeste café du 19, rue
Bardinet (xive arr. de
Paris) qui recueillit Roger Gilbert-Lecomte en 1943. Je ne sais trop pourquoi,
à Avrillé, près d’Angers, dans le quartier de l’Adézière, se trouve depuis 1982
une rue René Daumal, qui finit en impasse. Je ne serais pas étonné qu’une rue
Jean-Jacques Tachdjian l’honore un jour, à Lille ou dans une localité
périphérique.
Mais risquer
de tels hasardeux rapprochements n’a guère de sens. D’autant que les différences
sont flagrantes entre qui n’a jamais vraiment été tenté par Paris ni recherché
à se faire connaître, sinon du grand public, du moins de celui censé « compter »,
et ces « phrères » et consorts très insérés en divers milieux
parisiens et pour certains d’entre eux soucieux d’asseoir leur réputation. Dans
des lettres, Gilbert-Lecomte reproche à Daumal de ne pas savoir assurer efficacement
la notoriété de la revue, assure que, s’il n’était pas retenu à l’étranger, il
ferait plus et mieux en matière de publicité.
Il est impossible
d’estimer (sauf à se plonger dans des archives comptables sans doute disparues)
si l’encart pour Le Grand Jeu dans Les Cahiers du Sud bénéficia d’une très
forte ristourne. Antan et naguère comme à présent, des magazines, des publications, cassent les prix à l’approche
du bouclage : mieux vaut un ou deux placards bradés que laisser entrevoir
que les annonceurs ne se pressent guère à passer des ordres. Cela ne semble pas
le cas des Cahiers du Sud qui
bénéficient de clients d’un tout autre niveau (automobiles Voisin, maisons d’édition
parisiennes ayant pignon sur rue, revues longuement établies).
Sur cet encart,
un détail retient l’attention : le prix du numéro est identique pour la France,
la Belgique et le Luxembourg (passe encore), mais aussi pour la Bulgarie, la
Grèce, la Hongrie, la Roumanie, la Pologne et la Tchécoslovaquie… C’est deux
francs de plus pour tous les autres pays… C’est à croire qu’il est fait une
fleur aux amis d’amis et connaissances de certains collaborateurs ou proches de
la revue (voire à leur parentèle…). Solomon Bouli (Monny de Boully) est Serbe
ainsi que Dida de Mayo, Sima Tchèque, Nezval (Vitezslav Nezval) de même,
Antoine Mayo de père grec, des proches (Claude Sernet et Benjamin Fondane) sont
roumains. Certes, ces pays sont francophiles et la revue tchèque ReD a porté attention au premier numéro
du Grand Jeu. Soutient de la revue,
Léon Pierre-Quint est très lié à La Revue
européenne, et il a sans doute des contacts cosmopolites. Mais sans doute
autant en Espagne ou Italie que dans les pays d’Europe centrale.
Consacrer l’essentiel
de ce numéro à Rimbaud ne constitue plus guère une forte audace. Paul Claudel a
préfacé un recueil de poèmes pour le Mercure de France en 1912, les
surréalistes s’y réfèrent dans la revue Littérature
(mai 1922, juin 1924). Alfred Jarry, Antonin Artaud en ont fait l’éloge. On
peut donc supputer que ce choix n’ait pas tout à fait été exempt d’opportunité
commerciale. Il se peut aussi qu’il ait été estimé que l’étude d’André Rolland
de Renéville, Rimbaud le Voyant,
publié par l’éditeur Au sans pareil en avril, ait fourni l’ossature de ce
dossier central. Et ce peut-être dans la perspective d’un renfort mutuel (la
revue popularisant l’auteur et le livre, le livre contribuant à susciter l’intérêt
pour la revue).
Bref, outre le
fait qu’il ne s’agit pas d’une publication ronéotypée, il ne faut pas assimiler
la revue à ce qu’on appelle communément aujourd’hui, depuis la fin du siècle
dernier, un fanzine… Léon Pierre-Quint, conseiller occulte des jeunes fondateurs,
n’était pas tout à fait un éditeur « alternatif », et l’ambition
était bien de se faire connaître au-delà d’un cercle restreint. L’assimilation
abusive tient surtout au ton du premier numéro, au fait que la parution fut
rare et éphémère, à l’addiction aux drogues de nombre de protagonistes, à leur
jeunesse… Aussi sans doute à l’intérêt porté aux sagesses orientales un
demi-siècle avant l’émergence du mouvement hippy.
Comme l’a relevé
Anne-Marie Havard (« Le Grand Jeu, entre illusio et lucidité », Contextes
nº 9, 2011), les jeunes membres du mouvement sont conscients de leur
capacité d’intégration dans le champ littéraire. En 1929, Gilbert-Lecomte
publie d’ailleurs à Bruxelles le texte de l’une de ses conférences, « Les
chapelles littéraires modernes ». Anne-Marie Havard estime que « les Rémois (…) jouent donc, sur-jouent même, à la fin des années 1ç20, les règles du
jeu littéraire. ». Même s’ils ne les jouent pas « jusqu’au bout ». Vailland s’étant
éloigné, ne se consacrant plus qu’au journalisme, Gilbert-Lecomte ne prend pas
sur lui : il cède trop à son naturel indolent pour redresser la barre,
fédérer. Quant à Daumal, il déserte, se replie sur lui-même, en quête de
spiritualité.
Même si ce second
numéro avait été véritable succès commercial, les liens distendus entre les
trois fondateurs ne leur auraient sans doute pas permis de recréer une sorte de
ligne éditoriale cohérente. Dans une contribution (« Aux frontières du
surréalisme : le Grand Jeu », Mélusine,
nº 3, « Marges non-frontières », L'Âge d’Homme éd.), Viviane
Couillard estime que « le Grand Jeu
dans toute son exigence et sa pureté (…) ne s’est vraiment joué qu’à l’époque du Simplisme. ». C’est
aussi l’un des éléments contribuant à la perception postérieure de la revue :
près de 80 ans plus tard, les mouvements simpliste et du Grand Jeu se sont amalgamés
dans les mémoires de qui ne s’y est pas intéressé de près. Les jeunes adultes
parisiens restent perçus tels les adolescents rémois qu’ils ne sont plus.
P.-S. – pour qui s’intéresserait
davantage à ce numéro, le
document PDF « Le Grand Jeu, revue internationale
et « luxueuse », fournit des indications complémentaires…
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