jeudi 21 février 2019

Quand le Grand Jeu (Roger Vailland et alii) pensaient percer…

Le Grand Jeu, « fanzine » d’hier devenu revue culte ?

Avec le numéro deux de la revue Le Grand Jeu, les « phrères simplistes » espéraient une renommée internationale. Rien de moins. Il leur fallait donc sortir un numéro de bonne tenue, et soutenue par les moyens classiques de l’édition…
En témoigne cette publicité pleine page parue dans la revue Les Cahiers du Sud, qui avait alors une large diffusion. Mais le coup manqua, faute à – peut-être – la concurrence d’autres revues éphémères, lancées aussi par de très jeunes auteurs, toutes aussi « révolutionnaires » et « innovantes » (disait-on plutôt novatrices à l’époque, 1929 ?) se disputant le même public, lequel s’en lassa ?
         Tout littéraire féru de ce qui marqua le siècle dernier n’ignore rien, ou peu, du Grand Jeu. Sa postérité a sans doute fortement dépassé sa renommée dans les années 1930. Laquelle fut forte… dans le cénacle de diverses chapelles, dont celle(s) des (ex-)surréalistes. Mais jamais au point de se faire une vraie place au soleil, et si, tardivement, un troisième numéro parut, les textes du quatrième restèrent dans des cartons.
Je ne peux m’empêcher de songer à l’actuel graphzine Couverture, porté par Jean-Jacques Tachdjian, lequel, pourtant, par le relais des réseaux sociaux, bénéficie sans doute d’une notoriété supérieure à celle du Grand Jeu d’alors (quoique la « grande presse » en fit au moins état, ce qui n’est guère le lot de Couverture). Les deux « supports » ne sont guère comparables : l’un (Grand Jeu) comportant des tirages de tête adressés à des « personnalités », l’autre (Couverture) se voulant au plus proche du prix coûtant et ayant renoncé par avance à séduire celles et ceux « qui font l’opinion » (et bien sûr le premier donnant la primeur aux textes, le second à l’illustration).
         Avantage pour le dernier en date (cinquième numéro, contre trois), mais dans les ventes aux enchères, le prédécesseur atteint des cotes que les détenteurs d’un numéro de Couverture ne peuvent espérer de sitôt (mes oreilles sifflent : Tachdjian est total rétif devant l’art spéculatif).
         Les archives de Michel Random ont fini dispersées par Artcurial. Des dessins de Vailland ont trouvé preneur à l’Hôtel Drouot. Peut-être pour finir dans des coffres. Denis Moscovici (qui fait dans la finance) est l’un des collectionneurs bibliophiles amateurs du Grand Jeu depuis 1992 et il se plaint de l’inflation des prix des documents, autographes et autres, des membres du mouvement.
         J’espère que « Jiji » Tachdjian trouvera sa Madame Firmat, tenancière d’un modeste café du 19, rue Bardinet (xive arr. de Paris) qui recueillit Roger Gilbert-Lecomte en 1943. Je ne sais trop pourquoi, à Avrillé, près d’Angers, dans le quartier de l’Adézière, se trouve depuis 1982 une rue René Daumal, qui finit en impasse. Je ne serais pas étonné qu’une rue Jean-Jacques Tachdjian l’honore un jour, à Lille ou dans une localité périphérique.
         Mais risquer de tels hasardeux rapprochements n’a guère de sens. D’autant que les différences sont flagrantes entre qui n’a jamais vraiment été tenté par Paris ni recherché à se faire connaître, sinon du grand public, du moins de celui censé « compter », et ces « phrères » et consorts très insérés en divers milieux parisiens et pour certains d’entre eux soucieux d’asseoir leur réputation. Dans des lettres, Gilbert-Lecomte reproche à Daumal de ne pas savoir assurer efficacement la notoriété de la revue, assure que, s’il n’était pas retenu à l’étranger, il ferait plus et mieux en matière de publicité.
         Il est impossible d’estimer (sauf à se plonger dans des archives comptables sans doute disparues) si l’encart pour Le Grand Jeu dans Les Cahiers du Sud bénéficia d’une très forte ristourne. Antan et naguère comme à présent, des magazines, des publications, cassent les prix à l’approche du bouclage : mieux vaut un ou deux placards bradés que laisser entrevoir que les annonceurs ne se pressent guère à passer des ordres. Cela ne semble pas le cas des Cahiers du Sud qui bénéficient de clients d’un tout autre niveau (automobiles Voisin, maisons d’édition parisiennes ayant pignon sur rue, revues longuement établies).
         Sur cet encart, un détail retient l’attention : le prix du numéro est identique pour la France, la Belgique et le Luxembourg (passe encore), mais aussi pour la Bulgarie, la Grèce, la Hongrie, la Roumanie, la Pologne et la Tchécoslovaquie… C’est deux francs de plus pour tous les autres pays… C’est à croire qu’il est fait une fleur aux amis d’amis et connaissances de certains collaborateurs ou proches de la revue (voire à leur parentèle…). Solomon Bouli (Monny de Boully) est Serbe ainsi que Dida de Mayo, Sima Tchèque, Nezval (Vitezslav Nezval) de même, Antoine Mayo de père grec, des proches (Claude Sernet et Benjamin Fondane) sont roumains. Certes, ces pays sont francophiles et la revue tchèque ReD a porté attention au premier numéro du Grand Jeu. Soutient de la revue, Léon Pierre-Quint est très lié à La Revue européenne, et il a sans doute des contacts cosmopolites. Mais sans doute autant en Espagne ou Italie que dans les pays d’Europe centrale.
         Consacrer l’essentiel de ce numéro à Rimbaud ne constitue plus guère une forte audace. Paul Claudel a préfacé un recueil de poèmes pour le Mercure de France en 1912, les surréalistes s’y réfèrent dans la revue Littérature (mai 1922, juin 1924). Alfred Jarry, Antonin Artaud en ont fait l’éloge. On peut donc supputer que ce choix n’ait pas tout à fait été exempt d’opportunité commerciale. Il se peut aussi qu’il ait été estimé que l’étude d’André Rolland de Renéville, Rimbaud le Voyant, publié par l’éditeur Au sans pareil en avril, ait fourni l’ossature de ce dossier central. Et ce peut-être dans la perspective d’un renfort mutuel (la revue popularisant l’auteur et le livre, le livre contribuant à susciter l’intérêt pour la revue).
         Bref, outre le fait qu’il ne s’agit pas d’une publication ronéotypée, il ne faut pas assimiler la revue à ce qu’on appelle communément aujourd’hui, depuis la fin du siècle dernier, un fanzine… Léon Pierre-Quint, conseiller occulte des jeunes fondateurs, n’était pas tout à fait un éditeur « alternatif », et l’ambition était bien de se faire connaître au-delà d’un cercle restreint. L’assimilation abusive tient surtout au ton du premier numéro, au fait que la parution fut rare et éphémère, à l’addiction aux drogues de nombre de protagonistes, à leur jeunesse… Aussi sans doute à l’intérêt porté aux sagesses orientales un demi-siècle avant l’émergence du mouvement hippy.
         Comme l’a relevé Anne-Marie Havard (« Le Grand Jeu, entre illusio et lucidité », Contextes nº 9, 2011), les jeunes membres du mouvement sont conscients de leur capacité d’intégration dans le champ littéraire. En 1929, Gilbert-Lecomte publie d’ailleurs à Bruxelles le texte de l’une de ses conférences, « Les chapelles littéraires modernes ». Anne-Marie Havard estime que « les Rémois (…) jouent donc, sur-jouent même, à la fin des années 1ç20, les règles du jeu littéraire. ». Même s’ils ne les jouent pas « jusqu’au bout ». Vailland s’étant éloigné, ne se consacrant plus qu’au journalisme, Gilbert-Lecomte ne prend pas sur lui : il cède trop à son naturel indolent pour redresser la barre, fédérer. Quant à Daumal, il déserte, se replie sur lui-même, en quête de spiritualité.
         Même si ce second numéro avait été véritable succès commercial, les liens distendus entre les trois fondateurs ne leur auraient sans doute pas permis de recréer une sorte de ligne éditoriale cohérente. Dans une contribution (« Aux frontières du surréalisme : le Grand Jeu », Mélusine, nº 3, « Marges non-frontières », L'Âge d’Homme éd.), Viviane Couillard estime que « le Grand Jeu dans toute son exigence et sa pureté (…) ne s’est vraiment joué qu’à l’époque du Simplisme. ». C’est aussi l’un des éléments contribuant à la perception postérieure de la revue : près de 80 ans plus tard, les mouvements simpliste et du Grand Jeu se sont amalgamés dans les mémoires de qui ne s’y est pas intéressé de près. Les jeunes adultes parisiens restent perçus tels les adolescents rémois qu’ils ne sont plus.
P.-S. – pour qui s’intéresserait davantage à ce numéro, le document PDF « Le Grand Jeu, revue internationale et « luxueuse », fournit des indications complémentaires…

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