Le « CSA turc » considère qu’interdire n’est pas censurer
L’« équivalent » turc du Conseil supérieur de l’audio-visuel (le CSA français), le RTÜK (Conseil suprême de la radio-télévision) considère que
censurer c’est prévenir la diffusion d’informations et qu’interdire de continuer
à émettre n’est pas censurer. Sauf que, une fois de plus, des dizaines de sites
ou médias indépendants turcs viennent de se voir condamnés à ne plus rien faire
paraître.
On peut toujours jouer sur les mots… Se faire censurer, c’est
bien devoir soumettre à l’avance ce qu’on publie à une autorité régulatrice. Le
RTÜK se borne à interdire par exemple les médias diffusant des contenus « affectant
le développement spirituel et psychologique des enfants ou prônant le
terrorisme ». Nuance…
Oui, mais le pouvoir turc n’a pas besoin de se soucier de l’avis
du RTÜK pour faire interdire des médias… Les juges à sa dévotion s’en chargent.
C’est ainsi que le site d’information Bianet (bianet.org) et nombre d’autres
médias ou comptes des réseaux sociaux (des dizaines, 135 autres selon l’AFP) viennent
de se voir notifier une interdiction à la suite d’une requête de la gendarmerie,
donc du ministère de l’Intérieur turc.
Ce afin de protéger « la sécurité nationale et l’ordre
public » : le même prétexte à visé l’encyclopédie Wikipedia en 2017 (toujours interdite d'accès).
Que diffuse (encore ce jour) Bianet ? Des sujets
environnementaux, comme sur l’aménagement du lac Salda, l’exploitation minière
dans la région de Çanakkale, la déforestation des monts Ida. Ou sociétaux, telle
la diffusion d’une vidéo montrant des enfants turcs chanter « Mort aux
Juifs » sous la conduite d’une cheffe de chœur et accompagnés de leurs
mères ou parentes entièrement voilées. Il ne semble pas que les comptes Twitter
l’ayant répercutée soient frappés d’interdictions.
Une forte attention est portée sur Bianet aux sujets traitant des droits
des femmes. Ainsi, de la courbe croissante du chômage féminin (sans dire que le
régime tend à décourager l’emploi de femmes).
Et puis, par exemple, la parole est donnée à l’universitaire
Tuna Altinel qui, membre des Universitaires pour la Paix, fut interné plus de
deux mois et en profita pour donner des leçons de français et d’anglais à des
codétenus. Ni lui, ni ses avocats, n’ont su comprendre les raisons de son
arrestation et son élargissement fut la conséquence d'une décision de la Cour constitutionnelle.
Il est aussi fait état des contrebandiers opérant au sud
(donc passant au Kurdistan) tués sans sommation : la contrebande est le
seul moyen de subsistance pour beaucoup de villageois de la zone frontalière
que la Turquie veut étendre au nord de la Syrie… Mais cette fois, un groupe de
villageois cherchait simplement à ramener des chevaux s’étant échappés.
Bianet a aussi contre lui d’être financé indirectement par l’Union
européenne, des fondations ou organismes scandinaves, des associations, et de
former de jeunes à l’éthique journalistique européenne…
Reporters sans frontières (RSF) a bien sûr émis une ferme
protestation.
Pour le moment, sauf erreur d’inattention, le fil français
de l’agence turque Anadolu (aa.com.tr/fr) n’a pas fait état de ces
interdictions. En vedette, sur Anadolu, l’article « France : Féminisme et
laïcité, le fourvoiement des grands principes ». Avec une défense et
illustration des musulmanes mises au ban de la société française de par leur
choix « d’afficher leur appartenance religieuse ». La femme musulmane
voilée « est victime d’un acharnement politique et médiatique » du
fait d’un « féminisme détourné » alliant « laïcité falsifiée »
et « féminisme sélectif ».
Peut-être plus inquiétant : sauf erreur (bis), la
version anglaise du site du quotidien Hürriyet (pourtant sensible d’habitude
aux atteintes à la liberté de la presse) ne fait pas davantage mention de cette
interdiction. Pas davantage (ter) que la version originale en turc.
En revanche, Cumhuriyet a donné la parole à l’avocat de
Bianet qui relevait qu’auparavant certaines informations avaient été
interdites, mais non l’intégralité du site. Le titre de Cumhuriyet est clair :
« Une décision scandaleuse ». Le quotidien répercute aussi les protestations
d’associations de journalistes turcs.
Selon l’avocat, l’interdiction pourrait être liée à la
couverture antérieure par le site du procès Gezi (le parc Gezi avait été le
siège d’un mouvement de protestation Taksim en 2013, 16 présumés organisateurs
furent arrêtés de nouveau à compter de novembre 2017, leur procès ayant débuté le
24 juin dernier ; ils sont accusés de tout et n’importe quoi, y compris d’avoir
détenu des publications de l’Union européenne).
Le jugement a aussi été rendu à l’encontre de 15 autres sites :
Etha, Halkın Sesi TV, Özgür Gelecek, osp.org, geziyisavunuyoruz.org, Gazete
Fersude, Yeni Demokratik Gençlik, Umut Gazetesi, Kızıl Bayrak, Marksist Teori,
Direnişteyiz, Mücadele Birliği, Antakya Sokak. En tout, ce sont 136 comptes (Twitter,
Facebook, Instagram…) ou sites qui se voient interdire.
Le jugement, intervenu le 16 juillet dernier en catimini, devait être rendu exécutoire sous quatre heures.. Il semble que ce délais ait été dans les faits prolongés.
Le RTÜK sera aussi financé par des redevances imposées à des organisations étrangères (sites, Netflix, diffuseurs de contenus) voulant diffuser en Turquie. Ces organisations devront être représentées par une antenne en Turquie. Histoire au besoin ou sous un prétexte fortuit quelconque d'arrêter leurs personnels et de les emprisonner ?
Ou de les inciter à diffuser des prêches et des cantiques musulmans ?
Des plaidoyers pour le voile intégral ?
Erdogan a perdu son crédit dans les grandes villes : l'inflation augmente, l'économie ne redémarre pas, l'emploi stagne ou régresse, la jeunesse éduquée émigre, et la continuation de l'état d'urgence pèse...
D'où la poursuite de la répression de toute opposition, y compris celle des « Mères du Samedi » (qui protestent depuis 701 semaines contre les disparitions de leurs enfants emprisonnés ou éliminés). Et des gages supplémentaires donnés aux religieux conformes censés tenir la Turquie rurale.
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