mercredi 20 mars 2019

Suède – 1940 – Roger Vailland ; Hedin le suprématiste

Quand Roger Vailland faisait la pub de Sven Hedin

Évidemment, non : Vailland ne faisait pas la réclame de Sven Hedin, « zélateur enthousiaste de Hitler ». Mais comme aurait pu pointer Godwin, d’un index accusateur, ce retour sur la Suède fascisante de 1940 évoque à présent l’actuelle Scandinavie(le Svenskarnas parti, le Svenska motståndsrörelsen suédois, Breivik, le FpU – Parti du progrès – en Norvège).
La Scandinavie, foyer d’un renouveau fasciste ? Car de longue tradition… En témoigne Sven Hedin. Que Roger Vailland décrirait complaisamment sous pseudonyme d’Étienne Merpin. Complaisamment ? Pas si sûr. CQFD. Ce que je m’efforce maladroitement de démontrer. J’imagine un Roger Vailland entre deux eaux, ce que rien ne permet d’affirmer, si ce n’est des remarques ultérieures, quand Vailland rejoint Lyon. Le futur Résistant, le futur communiste, séduit antérieurement par le fascisme, ou plutôt certains de ses aspects ? Dissipons l’hypothèse. Oui, Vailland, lecteur de Gobineau (il préfacera une réédition des Pléiades en 1960), en reste quelque peu marqué, et cela fut remarqué lorsqu’il publie La Réunion en décembre 1964. Lire ainsi « Svein Hedin, explorateur suédois » serait outrancier. Certes, sa prise de distance n’est pas très fortement marquée. Plutôt allusive, paraissant désinvolte, discrètement ironique, si ce n’est sarcastique. Ce que relèvera Tamara Balachova, classée parmi « les érudits de l’Institut de littérature mondiale (…) avec une ironie qui lui est propre » (revue Europe, nº 712, août 1988). Suède 1940 paraît peu avant la bataille de Narvik (avril-juin 1940). La Suède n’a pas déjà autorisé les troupes et l’artillerie allemandes à transiter par son territoire (les chemins de fer suédois les acheminent vers la Norvège), facilitant la reprise de Narvik début juin. Elle a certes commencé à exporter massivement du minerai et des pièces industrielles vers l’Allemagne, mais elle restera neutre. Vailland veut et peut donc croire que l’influence intellectuelle française et britannique l’emportera sur l’allemande.
À la retranscription du texte de Vailland sur Hedin, j’ai ajouté celle de la chronique de Noël Sabord, critique littéraire très en vue à l’époque : « Parfois, seulement, un trait d’ironie pointe et pique au bon endroit. ». Remarque qui peut s’appliquer à nombre d’écrits, journalistiques ou romanesques, ultérieurs.
Mais, comme le remarquera Jean-Pierre Tusseau dans son Roger Vailland : un écrivain au service du peuple, « la guerre et l’armistice semblent laisser Vailland indifférent jusqu’à la désintoxication de 1942 qui prélude à son en engagement dans la Résistance. ». Alcools et stupéfiants influent aussi sans doute, la perception des enjeux et événements est brouillée. Y compris lorsqu’il traite de la Suède. Et peut-être, pour d’autres raisons, pour les Suédois d’alors de même… Carl-Henning Wijkmark, traducteur suédois de Vailland, avec Le Mur noir (éds Cénomane), en rend compte. Son héros, Léon, se dissimule. Ce que fit peut-être Vailland, affichant un détachement de façade, cultivant l’ambiguïté, ou accordant encore moins d’importance à ce qu’il peut dire qu’à ce qu’il peut écrire.
Et puis, il y a l’envers du décor… En 1937, Sven Hedin ne publia pas la version allemande de son livre L’Allemagne et la paix car la censure nazie voulait qu’il se censure, en particulier à propos des révocations d’universitaires juifs. Les nazis le font en quelque sorte chanter en s’en prenant, en 1938, à son ami israélite Alfred Philippson, fils de rabbin, universitaire, interdit d’enseignement en 1933. S’il y avait un reproche à faire à Vailland, ce serait peut-être d’avoir peu nuancé son portrait d’Hedin. Oui, mais, ce dernier, auquel Vailland n’a semble-t-il pas sollicité un entretien (il travaille sur archives), faisait-il état publiquement, en 1939-1940, de ses démarches passées et présentes en faveur de tel ou tel auprès des nazis ? Autant reprocher à Vailland de n’avoir pas signalé que Volkswagen baptisa l’un de ses fourgons LT « Sven Hedin » (un camping-car) en… 1976.
Ce n’est pas entre les lignes qu’on lit que Vailland campe Hedin en Tartarin, en fier aventurier devenu rodomont ; c’est patent. Lorsque Sven Anders von Hedin (il fut l’ultime anobli de la couronne suédoise) meurt, en 1952, la postérité retient ses livres d’explorateur, guère son Peuple en armes (Ein Volk in Waffen) de 1915, ses multiples prises de position germanophiles (que la Britannica mentionne au passage, sans s’y attarder), et il ne vaut sans doute plus qu’une notule nécrologique dans la presse française (sauf erreur : je n’ai pas cherché à vérifier). Le Larousse ne retient que ses expéditions en Asie. Ses liens avec la Deutsches Ahnenerbe Verein, dès 1935, sont certes documentés dans le livre de Peter Levanda (L’Alliance infernale/Unholy Alliance) sur l’occultisme nazi — l’Anhnenerbe sera rapidement incorporée à la SS. Elle réunit, entre autres, Richard Walther Darré, le théoricien du Blut un Boden (le sang et le sol), et Himmler, chantres « de la race nordique ». Un Darré qui, en 1940, promet aux Anglais l’esclavage, l’extermination « des vieux et des faibles », et l’insémination par des mâles allemands sélectionnés « des jeunes femmes de type nordique ». Les enfants non conformes issus de ces unions forcées seront stérilisés.
En 1940, Hedin a en Suède le statut d’une gloire du (dé)passé, on lui prête peu d’attention. Tandis qu’en Allemagne il reste vénéré. Il est convié à prendre la parole lors des JO de Berlin. Ce qui peut flatter sa vanité. 
Par la suite, il sera en quelque sorte réhabilité, son biographe, Eric Wennerholm, arguant qu’il ne savait rien du sort réservé aux Juifs en Allemagne. Rutger Essén, Anthony Brandt, reprendront l’antienne à leur propre compte et il faudra attendre 2016 pour que Sarah K. Danielsson (The Explorer’s Roadmap to National-Socialism : Sven Hedin, Geography and the Path to Genocide, Rootledge ed.) établisse qu’Hedin n’ignorait rien, ce que Julien Benda (La Trahison des clercs, réédition revue et augmentée de 1946) avait su déceler. Julien Benda s’exprimait déjà sur Hedin (qui stoppe la mise en vente de son livre L’Invincible Allemagne) dans Le Figaro (« Petites misères des gens de lettres », 28 décembre 1918).
Ce qui peut surprendre (mais la pagination étant limitée, cela s’explique), c’est que l’ex-Phrère de Daumal et Gilbert-Lecomte n’ait pas fait allusion aux relations d’Heden avec Friedrich Hielscher, fondateur d’un culte panthéiste (distinct de celui prôné par la SA ; Hielscher se détacha du nazisme, est arrêté par la Gestapo en septembre 1944). Selon Pierre Lunel (Les Magiciens fous d’Hitler, Edi8 éd, 2015), Hitler « dévore » Hedin en 1925 : « La passion d’Orient est alors à son comble, dopée par une littérature ésotérique enfiévrée de mystères indiens ». Mais les portraits de Suède 1940 sont des formats courts, et il n’est pas sûr que la documentation en possession de Vailland ait pu le porter à s’interroger sur cet aspect de son personnage. Et puis, Le Grand Jeu est déjà loin derrière lui, et il n’est pas certain qu’Hedin ait adhéré à la « bible » d’Hielscher (ses douze messagères et messagers divins se nomment Wode, Frigga, Freya, Loki, Sigyn, &c.). Hedin n’ignorait sans doute rien de l’antisémitisme de la Thule Gesellschaft dont il s’accommodait depuis les années 1920. Si Vailland ne le souligne pas (pas plus qu’il ne commente le profil d’Hedin, dont le nez doit lui en rappeler d’autres), c’est que la cause est entendue implicitement. Si l’opinion ne sait trop encore ce qui se trame dans les camps de concentration, elle sait pertinemment ce qu’il en est de l’antisémitisme hitlérien depuis 1933. 
Cela n'entraîne nullement que Vailland néglige cet aspect du nazisme.

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