jeudi 11 avril 2019

L'hommage à Michel Doury des Amis de l'Ardenne

Tiens, oui, Who's afraid of Michel Doury?

Je ne suis pas peu satisfait d'avoir commis un article sur Michel Doury, « trop absent des dictionnaires », et beaucoup moins fier en le comparant avec ceux des autres neuf contributeurs (dont une, Sylvie Doizelet) de ce dossier d'hommage à l'écrivain et traducteur, Ardennais d'adoption...
J'ai éprouvé comme une légère frayeur en découvrant le titre de l'article de Sylvie Doizelet dans le numéro 63 de la revue Les Amis de l'Ardenne. J'étais près de lui donner un dressing-down pour qu'elle ait an earful (pas au point de battre the tar out of her) : quoi, titrer sur le vin ! Alors que chacun sait que Michel Doury était un pilier du Roy de la Bière à Sedan, où on le trouvait plus fréquemment que dans le bahut qui l'employait à enseigner l'anglais. Sylvie Doizelet est romancière et traductrice, et certes, tout comme le derrière d'Arletty fut « international » et que l'amour de la patrie, en littérature, on s'en contrefout (je ne sais plus quel maître gendelettre au procès de Brasillach), il reste quand même des choses que l'on ne saurait admettre. Mais, bon, il était difficile de s'étendre sur la traduction de beer en mousse puis digresser sur celle d'Alsace comparée au linceul de Lorraine ; ce qui aurait été hors de propos. C'est donc de la transmutation traductologique de wine en pinard, jaja, picrate, reginglard, et dérivés (guinguet, rouquin... j'en passe), voire de noms de marques lexicalisés (Goulou®, Kiravi™, &c.), dont elle traite, non point en goujate imprécatrice mais avec justesse et concision. Comme je l'envie ! 
Autres participants à l'évocation des mânes de Doury, himself (« La Chasse », « À propos de Chandler »), Philippe Mellet, le chaleureux Thierry Doudoux, Daniel Casanave, Hervé Carn, Édouard Gaède, Patrick Mouze (que je salue au passage), sans oublier bien sûr Stéphane Balcerowiak, qui, en rubrique « Livres et revues » cisèle une critique élogieuse du dernier Gisèle Bienne (La Malchimie, Actes Sud, « livre en tout point vital »). De quoi pâlir du voisinage...
Tiens, Mouze, à propos du Mallory de Doury (La Chasse en octobre), évoque le regard froid de Roger Vailland. Il est notoire que Vailland... Manchette, Djian, Queffélec, Madeleine Chapsal, évidemment Philippe Lacoche, tant d'autres... J'y reviendrai, mais cela attendra (procrastination ET impossible tentative d'exhaustivité qui m'occupera un moment). Celui de Doury, qui laissait entrevoir la flamme de son feu intérieur, mériterait aussi de figurer plus souvent dans la prose des littérateurs.
Édouard Gaède revient sur les échanges entre André Dhôtel et Doury. Bon, je ne vais pas vous détailler le sommaire, ni vous éclairer sur Michel Doury. Parcourez donc La Toile, faites grimper Doury au classement de Google et des autres.
Les Amis de l'Ardenne, c'est une association trilatérale, un peu comme le groupe Blderberg, mais son influence, patente, n'a rien d'opaque. Elle couvre et couve l'Ardenne (la Belge, la ducale, la celte hexagonale...), et c'est Les Amis de l'Ardenne, « revue trimestrielle », qui comporte cette fois 122 pages dont pas moins de 75 canonnent sur Doury. Quelles salves pour l'ex-officier de la Royale !
On ne monte pas en ligne pour rejoindre la revue. Il faut envoyer un chèque à Stéphane Collet (72, av. Charles-Boutet, 08000). Mais en bas de casse sans espace, voyez Facebook (« À propos », page de contacts). Si Yannick et Daniel Gaucher lisent cela... (aparté). C'était comment déjà le prénom du colonel Gaucher, l'Ardennais, l'évadé, le condamné à mort par le préfet (pas Papon, un autre...). Mémoires d'Ardennes...
Les Ardennais... En tant que membre de la diaspora bretonne, j'ai pu les apprécier à Reims. Quand je débarquais en Alsace, ce furent les Lorrains. Mais dans la Marne, ils (pas les Lorrains) sont presque partout, et se lient facilement aux allophones (ne pratiquant pas le champenois), tandis que les autochtones sont souvent plus lents à la détente. Souvent adeptes de la « chouille champennoise », ils fraternisent à l'aise, et ne sont guère long(ue)s à vous adopter. Je m'honore toujours d'être chevalier du Boudin blanc de Rethel, son berceau, à peine plus coloré que d'autres, mais qui les fait tous pâlir (d'aucuns se bourrent d'éclats de truffe, de cèpes, pour vous la jouer parvenus, en vain). De quoi snober la Confrérie du pied de cochon de Sainte-Menehould et tant d'autres gastronomiques & vineuses. La patrie de Louis Jouvet vous accueille aussi bienveillante qu'elle le fût pour maints autres, et Jean-Claude Drouot s'en souvient, pour n'en citer qu'un... Parfois d'ailleurs aux sons des cornemuses locales (mais je m'étendrai plus tard... cherchez... trouvez...).
Allusif, fin pratiquant de l'understatement, tel était Michel Doury, qui pourtant ne mâchait guère ses mots (ses élèves, Philippe Mellet en particulier, s'en souviennent). C'était un homme, ou plutôt un personnage qui, que, quoi, dont et pas trop ou, car entier.


dimanche 7 avril 2019

Didier Daeninckx en peine de souffleur pour parler de Roger Vailland

Didier Daeninckx de retour d'enquête à « Courvilliers »

Ainsi que je l’évoquais hier, Didier Daeninckx était ce dernier samedi (6 avril), à la bibliothèque de la Goutte d’Or, conversant avec une soixantaine de personne. Évidemment, j’étais venu solliciter qu’il me livre quelques souvenirs de lectures de Roger Vailland, et d’autres anecdotes. Cela viendra… Ce n’était guère le moment, mais nous nous en reparlerons.
Interrogé sur ses lectures, Didier Daeninckx évoque spontanément les plus récentes, notamment La Capitale, de l’Autrichien Robert Menasse (col. Der Doppelgänger, Verdier éd.), dont le sujet est, pour résumer, la Commission européenne. Pour Didier, toutes les électrices, électeurs et abstentionnistes de la prochaine consultation devraient lire ce pavé de 480 pages. Il y a aussi Journal 1915, celui d’un combattant de Trieste qui déserte l’armée impériale autrichienne pour rejoindre les rangs italiens. Tout au long des années 1915-1918, et jusqu’aux mois d’octobre (bataille de Vittorio Veneto), il y eut des désertions massives de part et d’autre de la ligne de front du nord de l’Italie. Pour échapper aux combats ou, pour des irrédentistes trentains, comme Cesare Battisti (1875-1916 ; ne pas confondre ; ce Battisti déserta en août 1914 puis s’engagea dans l’armée italienne dès l’entrée en guerre, en mai 1915 ; fait prisonnier avec Fabio Filzi, il fut pendu par un bourreau autrichien) et Tullio Minghetti, remonter au front de l’autre côté des pentes de la Mamolada. Bien sûr aussi, Didier a dévoré des masses de romans noirs (et fut un pilier des festivals de l’association 813). Mention spéciale pour Octave Mirbeau, dont il a lu les romans, écrits journalistiques, et les publications de la Société Octave Mirbeau. Puis, aussi, Desnos et nombre de poètes…
         Vint mon tour, lors de la discussion, de poser ma question sur Vailland… Il fut pris de court… S’en tira par une pirouette… « Je compose un recueil de nouvelles de 800 pages avec de multiples personnages, des centaines… ». Je suis moi-même l’un des furtifs anonymes personnages, en « silhouette », de l’une de ses nouvelles antérieures (oublié le titre, et peu importe), mais Vailland est nominativement mentionné trois fois dans Missak (sur Manouchian), au moins une fois dans Raconteur d'histoires (à propos de Bel Ami, de Maupassant), et il a dû l’évoquer des dizaines de fois avec des confrères, dont certains distingués par le prix Roger Vailland, ou encore Philippe Lacoche… « Personnage intéressant, » se rattrape-t-il d’une ch’tiote litote, avant d’enchaîner, « en référence à l’un de ses personnages de syndicalistes, j’ai pris pour protagoniste principal un militant dans l’un de mes premiers romans… ». Dans la salle, personne ne donne le titre du roman de Didier, alors que Mort au premier tour serait un bon candidat, mais quelques « 325 000 francs ? » fusent. Non, c’est de Beau Masque qu’il s’agit, rétorque Didier…
         Didier Daeninckx se définit plus volontiers romancier qu’écrivain, mais c’est aussi l’un des journalistes d’investigation français de tout premier plan. Il l’a maintes fois démontré, il le confirme splendidement avec Artana ! Artana ! (col. Blanche, Gallimard, avril 2018 ; depuis reparu en format de poche, comme une quarantaine de Folio, et nombre d’autres romans de Didier). L’action se déroule à Courvilliers… Soit « Saint-Denis, Aubervilliers, Bagnolet », précise-t-il. Surtout Bagnolet… Bagnolet, dont l’ancien maire est devenu promoteur immobilier, qui a recasé Hassen Allouache à Aubervilliers, &c. Bref, avec le roman, contrairement au document journalistique, on s’évite des procès en diffamation qu’on finit par emporter, et c’est lassant… Les prétoires, Didier, pourtant il connaît… La censure aussi… Dernier épisode en date : « à Tremblay-en-France, le cabinet du maire a fait retirer l’un de mes livres des rayons de la médiathèque… Je connaissais très bien le père du maire, ancien guérilléro en Espagne, qui combattit jusqu’en 1948, sur lequel j’ai écrit. ». Comme il le résume, à propos d’Artana ! et d’autres​: « j’ai la fâcheuse manie de mettre certaines choses en lumière », dont certaines de trop actuelle actualité.
         Courvilliers… C’était parti. Les questions sur Aubervilliers se succèdent. « Quand les usines sont parties, les syndicalistes et les militants associatifs ont quitté la ville qui a perdu 12 000 habitants, a vu le revenu de la taxe professionnelle chuter. Des gens très qualifiés résidaient dans les HLM qui sont devenus des ghettos de la misère… Depuis, Aubervilliers est une ville extrêmement rugueuse. J’ai eu nombre de voisins venus de Paris, car ne pouvant plus y rester du fait des loyers, des charges, du prix de l’immobilier. Ils sont pris pour des bourgeois, et presque la moitié repartent au bout de deux ans. ». Avis aux amateurs. Pour les arrivants qui restent ou affluent encore, l’institution privée Notre-Dame-des Vertus ne cesse de s’étendre. « Ils construisent à tout va autour du collège de la rue des Noyers ». Une intervenante : « Il y a eu des enseignants contaminés par la tuberculose ! ». Cela m’évoque les lendemains des années Thatcher dans les villes ex-industrieuses d’Angleterre, et la résurgence des maladies contagieuses…
         « Oui, il y a des problèmes sanitaires, confirme Didier, beaucoup de gens avec enfants vivant dans des combles loués par des marchands de sommeil… ».
         Si La Capitale éclairerait les votants aux européennes, en prévision des municipales, Artana ! est plus qu’édifiant. Les collecteurs de voix se monnayent cher, les concessionnaires des bulletins de vote ramassent les miettes : c’est ce qu’on pourrait surnommer le ruissellement électoral.
         Le Campus-parc Condorcet, qui regroupera l’EPHE de la Sorbonne et nombre de séminaires et ateliers de recherche ès sciences humaines en sa Cité des humanités et des sciences sociales génère encore nombre de projets immobiliers… Fera-t-il vraiment « corps avec la ville », comme le promettent les architectes et urbanistes ? Ou rentabilisera-t-il surtout la ligne 12 (station métropolitaine Front populaire) et celle du T8 poussant jusqu’à Rosa Parks ?
         Pour le moment, la misère à Aubervilliers, « vous arrache des larmes », résume Didier, qui, de Vailland, n’a pas « le regard froid », mais l’humide. Ou peut-être les deux, alternativement… Ce sera l’une des questions qui lui sera bientôt posée.
En attendant, si vous lisez ou relisez Missak, la première référence au Roger, c’est page 37 (édition Folio). Quant à la Bigouden, tapinant du côté des Halles, je vous en avais précédemment entretenu, crois-je me souvenir. Ah, j’allais oublier, Didier cite aussi Batailles pour L’Humanité, la pièce de circonstance de Vailland dramaturge (Valère Starselski prit la suite en 2010, avec un documentaire sur les 80 de la fête de L’Huma…).
         Outre Didier Daeninckx (et sans doute d’autres lecteurs assidus, congrus et férus comme l’était Jack Ralite), existe un autre lien entre Aubervilliers et Roger Vailland : Gabriel Garran, naguère du Théâtre de la Commune, auquel Adamov et Vailland mirent le pied à l’étrier théâtral. Mais il nous reste certainement diverses connexions à (re)découvrir. Et nous n’aurons guère, cette fois, besoin de souffleur pour nous rafraîchir la mémoire.
        J'ai été ravi de constater que, même si les têtes blanches formaient la majorité de l'auditoire de Didier, nous n'en formions pas les trois-quarts, comme trop souvent lors de telles rencontres... Et que peut-être, comme y fit allusion Patrick Le Claire, dans cette diversité, pouvaient se trouver des adeptes occasionnels des collections Arlequin et Le Masque (j'ai traduit pour cette dernière, qui ne démérite pas). Syndicaliste et bibliothécaire d'un comité d'entreprise, il poussait les Daeninckx ; les emprunteurs revenaient en disant sobrement : « Ah oui, c'est autre chose, un cran au-dessus ». Didier, comme Roger, est, écrit un cran plus haut, et encorde qui le lit.

samedi 6 avril 2019

Roger Vailland, Amina l'Égyptienne et les filles de la Pointe des Galets

Roger Vailland sur Le Chambord puis chez le sculpteur de l'Exposition coloniale

Franchement, si le titre ci-dessus, vaguement informatif, tient à peu près la route, je préfère l'autre (« Roger Vailland, Amina et les filles de la Pointe » ; peut-être pointées d'ailleurs...), à mon sens davantage incitatif. Quoi qu'il en soit...
Je ne sais si la Pointe des Galets, dans les années 1930, était, à La Réunion, un haut-lieu de la prostitution. C'était sans doute aussi Souris-Chaude, le Pic du Diable (encore vert), mais comme fut aménagé un port à la Pointe des Galets, eh, déduisez ce que vous voulez...J'y songe parce que je viens de retrouver, à la bibliothèque de la Goutte-d'Or, l'ex-copain de bamboche du Festival du roman noir de l'association 813, à Grenoble, en 1987. D'évidence, resté un pote (de pas mal d'autres aussi ; pas le genre à poser en gendelettre, Didier...). Je lui remémorai « la Bretonne », qui tapinait aux Halles (de Paris),  en coiffe, qu'il signale dans son Missak. J'vous dis ça, j'vous dis rien (mais vous en conterai davantage dans un prochain billet...).Bref, le lien qui suit vous mène vers « En voguant vers l'île des princes exilés – Quand Abd-el-Krim est voisin de l'empereur d'Annam », suivi de « Européens et Orientaux ont mangé l'agneau chez Mme Myriam Harry », et cela vaut son pesant de noix de coco. Vous y verrez, chose improbable, un alligator dévorant un zébu, et imaginerez Ulla, la suédoise, « dans le déshabillé de la Parisienne ». Non, je fabule, Ulla, c'était l'une des provinciales produites sur les tréteaux de la Fête à Neu-Neu d'Angers, présentée par un nabot gominé, au ton roucoulant-grassaillant, à deux pas du baraquement des catcheurs (avec « le jeune militaire du bataillon de Joinville », un comparse, qui, dans le public, se disait près à affronter Le Bucheron des Ardennes). Ce qui est bien avec Vailland, c'est qu'écrire pour Google, c'est du nan-nan. Tous (et toutes) les nostalgiques du « bon temps » des Colonies affluent. Lectorat de niche, certes, mais ça m'suffit. Notez que je ne plagie pas Vailland/Omer/Merpin/François, et que je ne vous dissimule pas que je ne sais absolument pas si Le Cap Ortegal (visuel) devint ou non Le Chambord . Il faudrait longuement vérifier, ce dont se dispensait fréquemment Vailland. Vailland journaliste, quel fabuleux « inventaire à la Prévert » (poncif éculé, mais comme le relevait Balzac, dans sa Nomenclature, un topique usé ne l'est jamais jusqu'à la corde ; ou peut-être viens-je de l'inventer, Éric Poindron appréciera – aparté). Banalités, clichés, lieux communs, c'est le métier qui ressort, réémerge, en Zeppelin du Loch Ness (cherchez...) affleurant la surface. J'en profite, sautant du coq à l'âne (Poindron encore...) que l'adjectif poncif ne s'accorde pas en genre : foin de tragédies poncives. Et pourtant... Abel-François Villemain (1790-1870)
Ah ! Flaubert (cherchez encore du côté, non de Philippe Bouvard, mais d'un prédécesseur...). Le Grand Jeu se gaussait des cadavres exquis. Moi de même, mais pour mon ultime papier du Pays-de-Franche-Comté, je mis les confrères et consœurs en mesure de me proposer huit vocables improbables à caser dans un compte rendu de la réunion publique d'un ex-banquier (quelque peu véreux) entré en politique. Il y avait dans le lot ornithorynque. Ce fut fait. Insérer ce monotrème qui fut peut-être le modèle d'une sculpture de l'Exposition coloniale (à vérifier) dans ce billet, c'est riper sur Boris Vian et Henri Renaud (« le mettre en présence d'un okapi, d'un singe, d'un ornithorynque, voire même d'un simple chien »), Francis Wolff (Philosophie de la corrida), Kant, Linné (la girafe, encore Poindron...), Adam (l'autre), 0ctave Mirbeau (tiens, Mirbeau, Daeninckz... j'y reviendrai), et je vous en passe, et des plus éminent·e·s figurant·e·s (là, j'exagère) dans les manuels scolaires. Un peu d'écriture inclusive ne peut nuire ; trop indispose à juste titre (d'alcoolémie ?). Enrichissez-vous, disait à juste titre Guizot, à la suite de La Fontaine (« travaillez, prenez de la peine... »). Guizot voisinant ornithorynque, cela, hormis peut-être Cirier, rares sont celles et ceux pouvant vous le proposer. Keep tuned.


jeudi 4 avril 2019

Roger Vailland «déguise» le second gagnant de la Loterie nationale

Quand Roger Vailland fit d'un notable d'Avignon un charbonnier couvert de suie

Le billet remportant le gros lot du deuxième tirage de la Loterie nationale échut à un certain Louis Ribière, notable avignonnais. Un an après, dans le cadre d'une série de reportages « Qu'ont-ils fait de leur gros lot ? », Vailland/Robert François tente de le convaincre de se confier à lui...
Il avait fait chou blanc avec le sieur Bonhoure (article précédemment retranscrit, voir les archives), tout premier gagnant du gros lot de la Loterie nationale, il se fait de nouveau éconduire par le suivant, un marchand de charbon et bois d'Avignon... Et s'en sort par une pirouette : il sait sous quel nom d'emprunt ce dernier va quitter Avignon pour la Côte d'Azur...
Croyez-le ou non, j'ai tenté de retrouver ce nom, ou du moins la localité ou Louis Ribière s'établit loin d'Avignon (le fit-il jamais ? la question peut être posée...). En vain. En revanche, j'ai appris qu'un baculard fut jadis un condamné à se faire fesser, que la « Sablonnaise » Jeanne Baculard, épouse Ribière, n'était ni native de l'Isère, ni de la Gironde, ni du Mans (quartier des Sablons), mais peut-être de Robion ou Sarrians, proches de la cité des papes. Avec moi, désormais, Bouvard et Pécuchet ne font plus qu'un...
« Traqué par la curiosité, Ribière, le charbonnier d'Avignon, doit fuir sa ville natale » (et se réfugier « dans une villa acquise sous un faux nom »). Telle est la titraille du papier de Roger Vailland/Robert François, en première page de Paris-Soir. Avouez que cela donne envie d'en savoir davantage... Oui, mais...
Une fois de plus (ou de mieux, c'est selon l'angle que l'on retient...), Vailland/François prend ses aises avec la réalité locale en province. Son charbonnier n'est pas un fouchtra provençal, mais un notable ayant hérité avec ses trois frères d'un commerce de bon rapport. Un chef d'entreprise... à la tête d'une affaire employant peut-être, outre des manouvriers, un comptable (là, franchement, je suppute aussi).
Il n'est pas non plus vraiment établi qu'il fut un flambeur risquant son gain dans les maisons de jeu locales (ou alors, pas davantage qu'auparavant et son gain de cinq millions de francs). Et puis, et puis....
Mais pour le lectorat parisien, après un coiffeur de Tarascon devenant multi-millionnaire, un simple charbonnier s'offrant une limousine, et une villa à la mer, fuyant Avignon après avoir été rossé par d'anciens comparses de bamboche, c'est plus « seyant », voire émoustillant... Ou habile, comme on voudra. Et puis, ponctuer de té ! des dialogues présumés (pour Bonhoure, j'ai pu recouper, il employait fréquemment le parler provençal ; pour Ribière, ce n'est pas sûr), c'est plus pittoresque...
Bah, au suivant... Des tarazimboumants articles d'Omer, Merpin, François... 

Roger Vailland à Saint-Omer au procès du pinceur de homards

Roger Vailland/Robert François : la guerre du homard (Saint-Omer)


Pince-mi et Pince-moi n'étaient pas dans le même bateau. Pince-mi (Charles-François Trabuchet) pinça les homards de Pince-moi (son concurrent, Savary). Mais les homards Savary étaient munis de pinces à pinces identifiables. Et il fut prouvé que Trabuchet en revendit... Que croyez-vous qu'il advint ? Trabuchet fut acquitté par les jurés, Savary, partie civile, débouté, pour n'avoir pas « spécifié le montant des dommages-intérêts demandés ».
Procès « truqué » que celui opposant, devant les jurés de Saint-Omer, deux négociants en homards et langoustes ? Eh, c'est le lot des procès d'assises : en dépit de preuves matérielles, d'aveux de complices, Trabuchet, qui avait organisé une expédition pour vider les viviers de son concurrent, l'autre « roi du homard », fut acquitté... Et la chambre civile débouta sa victime...

Cela Roger Vailland, signant Robert François dans Paris-Soir, ne le dit pas... Il quitta la salle d'audience avant la plaidoirie de l'avocat de la défense, pourtant un ancien ministre de l'Agriculture par ailleurs... Son article, « Le roi de la langouste vidait les casiers de son seul concurrent » nous laisse donc sur notre faim... Mais votre serviteur, votre Rouletabille ovalisé, votre Pierre Bellemare au petit pied, a retrouvé l'épilogue dans les archives (de la presse régionale de juillet 1939). 
Petit rappel tout d'abord. Un vol est généralement passible de la correctionnelle. Sauf si commis de nuit, en bande (« en réunion »), « avec effraction ou escalade  », ou encore « par ruse », car alors (depuis 2000 et quelques, je ne sais plus ce qu'il en est), ce vol aggravé était passible des assises, des foudres de l'avocat général.
Mon petit doigt me dit que magistrats, jurés, accusé et victime étaient plus ou moins de mèche (Trabuchet avait dû dédommager son concurrent en loucedé). Et puis, le sort des complices, cinq matelots de Trabuchet père et fils, pour certains chargés de famille, a sans doute dû émouvoir...
Quant aux magistrats, infliger un désaveu à un avocat gardant « le bras long » dans les couloirs du pouvoir, donc susceptible d'appuyer une demande de décoration ou un avancement, a peut-être été soupesé... Telle était aussi, parfois, localement, la justice de l'époque (zut, y a-t-il prescription pour outrages à magistrats depuis longtemps défunts ? Tant pis, je prends le risque ; attention, je n'ai jamais écrit « tous pourris », hein !).
Toujours est-il que le compte rendu d'audience de Vailland/François laisse peu de place au doute... Il prend nettement parti pour l'accusation. Pour une fois, il ne fait pas trop dans la couleur locale (parle d'un canot, et non d'un flobart ou flobard, bateau utilisé du côté d'Ambleteuse et Audreselles, sur la Côte d'Opale). Il brode à l'occasion, et c'est plus savoureux ainsi... 

mardi 2 avril 2019

Quand Frédéric Pottecher félicitait Roger Vailland pour son reportage

Roger Vailland sur Belle-Île-en-mer pour la « chasse aux enfants » (1934). 

À l'été 1934, une soixantaine de pupilles de la maison de correction de Belle-Île-en-mer s'évadent. Par enfant retrouvé, les pékins (insulaires et touristes) touchent 20 francs par tête (ramenée vivante). Prévert en fera un poème. Vailland (signant Robert François pour Paris-Soir) livre un reportage remarqué par Frédéric Pottecher.
Évidemment, il faudrait retrouver la plupart des papiers des confrères (en 1934, on ne compte que quatre femmes grandes « reporteuses » en vue) pour estimer si Frédéric Pottecher; le neveu de l'autre (Bussang), loua le reportage de Vailland/Robert François à bon escient. Il le trouve supérieur à d'autres car Vailland laisse filtrer que la maison de correction est un bagne, que certains gardiens ne se comportent pas très bien avec les gamins. En fait, Vailland est largement en deçà de la réalité, de la brutalité du régime pénitentiaire infligé, des brimades, &c. Il se concilie même le directeur de la « maison ». Mais bon, expédié à plus de 450 km de Paris, devant embarquer pour traverser sur ce qui n'est pas un Hoovercraft™®, téléphoner son papier pour la première édition de Paris-Soir (article sans doute annoncé par Paris-Midi), eh... 
En 1972, je m'intéressais aux « Filles du Bon-Pasteur ». Des « difficiles », selon leurs parents, et les juges pour mineures, parfois. Les religieuses de Notre-Dame de Charité du Bon-Pasteur les « tenaient » un peu trop sévèrement pour les « civiles » (monitrices, éducatrices laïques). Mais par rapport aux bagnes d'enfants (mâles) de 1934, cela n'avait plus rien à voir (ni sans doute avec ce que les « bonnes » sœurs irlandaises de l'époque faisaient subir à leurs pensionnaires). Mais je pouvais prendre mon temps (pour un hebdomadaire d'expression locale, Uss'm Follik). Pas la même tombée de copie qu'un Vailland. Donc sur Belle-Île, il ne téléphone pas son meilleur papier (mais peut-être le meilleur d'entre tant d'autres). Mais c'est un bon conteur. Au style, à mon sens, relâché (pour mon compte, à présent bénévole, j'opte pour la facilité maximale, le foutraque assumé, le relu mode survol : donc, rassurez-vous, il resta très loin de ce que je peux commettre). 
N'empêche, il aurait pu davantage enfoncer le clou. Oui, mais lui n'est pas Pottecher. Un reporteur n'est pas un éditorialiste. Pas un « Premier Paris » aurait écrit Balzac. Beaucoup de lectrices, encore plus de lecteurs, se prononcent sur les journaleuses et journaleux sans trop saisir les contraintes, les statuts, &c. Dont j'ignore d'ailleurs l'essentiel pour les années 1930. Mais en lecteur lambda, je me crois assez malin pour glisser mon grain de sel (ce qui me rappelle la célèbre blague : « et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti »). 
Ce qui me semble pertinent : Pottecher bosse pour un hebdo, Vailland pour un quotidien (à quatre ou cinq éditions/jour). C'est ce qu'il faut saisir en prenant connaissance du PDF (Vailland_Belle_Ile ; reportage sur une maison de correction). Et puis, Pottecher, lui (tiens, on dirait du Isabelle Horlans, le « lui » en incise était l'un de ses tics ; d'ac, là, j'écris pour Google, dropping names), ne doit pas se retrouver devant un sbire lui interdisant l'accès à je ne sais quel supérieur parce que son dernier reportage n'a pas été tendre pour les autorités. Il ne risque pas ce que j'ai pu vivre (« Ah, journaliste ? Eh bien, vous l'avez bien arrangé, le commissaire Untel. Allez hop ! Monte dans le panier, garde à vue... » ; ou encore, six semaines tricard de main-courante, interdit de commissariat ; ce fut plus tard, ailleurs). Pottecher tutoie un ministre (ou un autre), et peut lui dire : « c'est comme cela ou je t'étrille ». Pas Vailland. Dessous des cartes...
Bon, je lasse, je sais... Le prochain, le reportage de Vailland sur la marquise de *** sera plus divertissant... Moins verbeux (sauf si... car tel est mon bon plaisir).
Un dernier mot sur le visuel : la colonie de Mettray n'avait rien à envier à celle du Morbihan. Le type en casquette n'est pas un gardien, mais un chef d'atelier, et le personnage en noir est peut-être un curé (peu de femmes dans ces colonies). Bon, les « assistés » n'ont pas l'air d'être trop mal nutris. Car il fallait qu'ils puissent assurer du rendement...

jeudi 28 mars 2019

Le tout premier gagnant de la Loterie nationale boude Roger Vailland

Vailland (Robert François) n'a pas l'heur de plaire à Bonhoure

Je continue à me gratter le crâne : comment Roger Vailland « distribue-t-il » ses pseudonymes ? Pourquoi tel type d'article signé x et tel autre y ? Toujours est-il que voici rassemblés (au format PDF) deux retranscriptions d'articles de Robert François... 
Paul Bonhoure, de Tarascon, ci-devant Figaro (ou merlan, diminutif, pardon... artiste capilliculteur), emporta le tout premier gros lot de la Loterie nationale. À l'époque, dans les petites localités, le percepteur vendait les billets. Auparavant, il y eut, à partir de 1931, des tombolas en faveur des « Gueules cassées » (et autres mutilés de la Grande Guerre : Amputés, Aveugles, Grands invalides) liées à une souscription nationale. Là, la toute nouvelle Loterie nationale sort le grand jeu (gros lot faramineux pour l'époque, tirage au Trocadéro). Du jour au lendemain, Paul Bonhoure devient une célébrité et Paris-Soir dépêche Roger Vailland à Tarascon. Il fait du gagnant un personnage de Daudet, mais à contre-emploi : le coiffeur en a soupé de la presse, éconduit le journaleux parisien.
Autre sujet : le procès de la « véritable » marquise de Reszycki  (ou Rozycki), une aigrefine née Renée Saffroy, affabulatrice, un personnage « à la Pierre Bellemare ». Elle claqua jusqu'à trois fois le montant du gros lot de Bonhoure, et ce à plusieurs reprises, prenant la poudre d'escampette, n'échappant pas à l'occasion à la prison, mais cent fois sur le métier d'escroc remettant son ouvrage. Jusqu'à son procès à Dôle, que couvrit Vailland/François.
C'est l'occasion de se replonger dans l'actualité insolite des années 1930. Et de retrouver le style quelque peu désinvolte de Vailland journaliste. D'imaginer une histoire farfelue (la marquise mettant le grappin sur le coiffeur cinq fois millionnaire ; pour le sport, car, peuchère, elle chassait beaucoup plus fortuné). Bref, si ces deux articles vous donnent des idées, à vos plumes (ou à vos claviers) !  

mercredi 20 mars 2019

Le cas hors de Roger Vailland : clos Troteligotte

Roger Vailland-Emmanuel Rybinski ? Aucun rapport

Voilà des semaines que je bassine visiteuses et visiteurs à propos de Roger Vailland. Moi aussi, je me lasse. Interlude : Juste après la pluie, Thomas Vinau…
Thomas Vinau, né en 1978, n’a pas connu Roger Vailland. Émilie et Emmanuel Rybinski, dit·e·s les Sorcièr·e·s de Cahors, non plus. Trop jeunes aussi. Ouf. Lit-on Vailland au Cap Blanc, à Villesèque ? Vailland et Gurdjieff (ah ben, non, c’est de Paul Gégauff qu’il s’agit) se poivraient-ils le nez au Cahors ? Aucune importance…
Belle découverte à La Curieuse Compagnie, cave à boire et manger (un bar à vins-mâchon parisien de la rue de l’Échiquier, dans le Sentier turc ou La Petite Turquie parisienne). Le K-Or. Un fluide non glacial (mais qui m’évoque les diminutifs de Fluide Glacial, le mensuel). Comme tout ce que sélectionne le taulier, ex-sommelier, cela glisse. C’est un surfeur au palais céleste, ce mec.
Et puis, au dos du col, cette étiquette. Avec ce qui suit :
Pour y voir plus clair, je ferme les yeux
pour me relever je me couche
pour arriver plus vite je ralentis
pour échanger je donne
pour parler je me tais
pour apprendre je pratique
pour avancer je m’arrête
pour construire je détruis
pour savoir j’oublie
pour tenir je relâche.
C’est de Thomas Vinau. Aux éditions Alma (donc extrait soit de Juste après la pluie, soit de Bric à brac hopperien). Thomas Vinau a aussi publié aux éditions La Boucherie littéraire, qui m’en rappellent une autre, du côté de Pleurs, humaine… Aussi au Castor Astral (mais son L’Âne de Richard Brautigan le fut Au Soir et Matin ; je connaissais ceux de Stevenson et d’Éric Poindron, tiens, en voici un troisième…). Brautigan, Peter Fonda, Jane Fonda et Élizabeth Vailland… Vailland, sors de mon corps ! Jésus revient parmi les tiens, réincarne-moi en baudet…
Vailland l’infréquentable (Jehan Van Langhenhoven), Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Lawrence Ferlinghetti… Associations d’idées brumeuses. Kessel, Cendrars, Vailland, de Monfreid, supplantés par la Beat Generation : je prends aussi, sur le pouce, le chemin de l’Orient, trop secoué par la route pour devenir yabi-yum. C’est ainsi que je rentre des lointains pour me raccrocher au journalisme, pour croûter, certes, mais contrairement à un autre, j’y crois…
Où errais-je, à quel sous-sol ? Ah oui, Vinau « slow fooder ». D’un côté, cet autre consistant à parer des pinards d’une aura poétique me fait sourire, narquois. De l’autre, un Pierre Perret, un Ricet Barrier, un Gérard Blanchard, sobres, je n’imagine même pas. William Sheller, à la rigueur.
Déjà, au Horseman’s (Ali), au Quid (Rony, du Rexy), devenus La Curieuse Compagnie, pas mal d’écrivains (ou poètes) que j’ai pu connaître sans deviner ce qu’ils deviendraient, ont copieusement éclusé. Ne rien exagérer, relire les Croquis de mémoire de Jean Cau sur le mythifié Saint-Germain-des-Prés. Ne pas faire non plus du K-Or un cas d’or. D’argent peut-être. Bien bronzé. N’empêche, au lieu d’avoir du félin Geluck en façade, je préférerais des Vinau au dos des flacons. Les deux sont conciliables. Un chat devant, un chas poétique derrière. Un chai, un matou, une fenêtre. Meurtrière de rien. Urbi et orbi proclamant que l’une des deux espèces fut chantée par Omar Khayyâm. « Buveur d’eau ne fut jamais artiste ». Bien sûr, c’est faux. Mais alors qu’on retouche les photos de Gainsbourg et de Prévert afin d’estomper qu’ils fumaient, je vois dans cette étiquette un rappel salutaire. Un bon et joyeux compagnonnage.

Suède – 1940 – Roger Vailland ; Hedin le suprématiste

Quand Roger Vailland faisait la pub de Sven Hedin

Évidemment, non : Vailland ne faisait pas la réclame de Sven Hedin, « zélateur enthousiaste de Hitler ». Mais comme aurait pu pointer Godwin, d’un index accusateur, ce retour sur la Suède fascisante de 1940 évoque à présent l’actuelle Scandinavie(le Svenskarnas parti, le Svenska motståndsrörelsen suédois, Breivik, le FpU – Parti du progrès – en Norvège).
La Scandinavie, foyer d’un renouveau fasciste ? Car de longue tradition… En témoigne Sven Hedin. Que Roger Vailland décrirait complaisamment sous pseudonyme d’Étienne Merpin. Complaisamment ? Pas si sûr. CQFD. Ce que je m’efforce maladroitement de démontrer. J’imagine un Roger Vailland entre deux eaux, ce que rien ne permet d’affirmer, si ce n’est des remarques ultérieures, quand Vailland rejoint Lyon. Le futur Résistant, le futur communiste, séduit antérieurement par le fascisme, ou plutôt certains de ses aspects ? Dissipons l’hypothèse. Oui, Vailland, lecteur de Gobineau (il préfacera une réédition des Pléiades en 1960), en reste quelque peu marqué, et cela fut remarqué lorsqu’il publie La Réunion en décembre 1964. Lire ainsi « Svein Hedin, explorateur suédois » serait outrancier. Certes, sa prise de distance n’est pas très fortement marquée. Plutôt allusive, paraissant désinvolte, discrètement ironique, si ce n’est sarcastique. Ce que relèvera Tamara Balachova, classée parmi « les érudits de l’Institut de littérature mondiale (…) avec une ironie qui lui est propre » (revue Europe, nº 712, août 1988). Suède 1940 paraît peu avant la bataille de Narvik (avril-juin 1940). La Suède n’a pas déjà autorisé les troupes et l’artillerie allemandes à transiter par son territoire (les chemins de fer suédois les acheminent vers la Norvège), facilitant la reprise de Narvik début juin. Elle a certes commencé à exporter massivement du minerai et des pièces industrielles vers l’Allemagne, mais elle restera neutre. Vailland veut et peut donc croire que l’influence intellectuelle française et britannique l’emportera sur l’allemande.
À la retranscription du texte de Vailland sur Hedin, j’ai ajouté celle de la chronique de Noël Sabord, critique littéraire très en vue à l’époque : « Parfois, seulement, un trait d’ironie pointe et pique au bon endroit. ». Remarque qui peut s’appliquer à nombre d’écrits, journalistiques ou romanesques, ultérieurs.
Mais, comme le remarquera Jean-Pierre Tusseau dans son Roger Vailland : un écrivain au service du peuple, « la guerre et l’armistice semblent laisser Vailland indifférent jusqu’à la désintoxication de 1942 qui prélude à son en engagement dans la Résistance. ». Alcools et stupéfiants influent aussi sans doute, la perception des enjeux et événements est brouillée. Y compris lorsqu’il traite de la Suède. Et peut-être, pour d’autres raisons, pour les Suédois d’alors de même… Carl-Henning Wijkmark, traducteur suédois de Vailland, avec Le Mur noir (éds Cénomane), en rend compte. Son héros, Léon, se dissimule. Ce que fit peut-être Vailland, affichant un détachement de façade, cultivant l’ambiguïté, ou accordant encore moins d’importance à ce qu’il peut dire qu’à ce qu’il peut écrire.
Et puis, il y a l’envers du décor… En 1937, Sven Hedin ne publia pas la version allemande de son livre L’Allemagne et la paix car la censure nazie voulait qu’il se censure, en particulier à propos des révocations d’universitaires juifs. Les nazis le font en quelque sorte chanter en s’en prenant, en 1938, à son ami israélite Alfred Philippson, fils de rabbin, universitaire, interdit d’enseignement en 1933. S’il y avait un reproche à faire à Vailland, ce serait peut-être d’avoir peu nuancé son portrait d’Hedin. Oui, mais, ce dernier, auquel Vailland n’a semble-t-il pas sollicité un entretien (il travaille sur archives), faisait-il état publiquement, en 1939-1940, de ses démarches passées et présentes en faveur de tel ou tel auprès des nazis ? Autant reprocher à Vailland de n’avoir pas signalé que Volkswagen baptisa l’un de ses fourgons LT « Sven Hedin » (un camping-car) en… 1976.
Ce n’est pas entre les lignes qu’on lit que Vailland campe Hedin en Tartarin, en fier aventurier devenu rodomont ; c’est patent. Lorsque Sven Anders von Hedin (il fut l’ultime anobli de la couronne suédoise) meurt, en 1952, la postérité retient ses livres d’explorateur, guère son Peuple en armes (Ein Volk in Waffen) de 1915, ses multiples prises de position germanophiles (que la Britannica mentionne au passage, sans s’y attarder), et il ne vaut sans doute plus qu’une notule nécrologique dans la presse française (sauf erreur : je n’ai pas cherché à vérifier). Le Larousse ne retient que ses expéditions en Asie. Ses liens avec la Deutsches Ahnenerbe Verein, dès 1935, sont certes documentés dans le livre de Peter Levanda (L’Alliance infernale/Unholy Alliance) sur l’occultisme nazi — l’Anhnenerbe sera rapidement incorporée à la SS. Elle réunit, entre autres, Richard Walther Darré, le théoricien du Blut un Boden (le sang et le sol), et Himmler, chantres « de la race nordique ». Un Darré qui, en 1940, promet aux Anglais l’esclavage, l’extermination « des vieux et des faibles », et l’insémination par des mâles allemands sélectionnés « des jeunes femmes de type nordique ». Les enfants non conformes issus de ces unions forcées seront stérilisés.
En 1940, Hedin a en Suède le statut d’une gloire du (dé)passé, on lui prête peu d’attention. Tandis qu’en Allemagne il reste vénéré. Il est convié à prendre la parole lors des JO de Berlin. Ce qui peut flatter sa vanité. 
Par la suite, il sera en quelque sorte réhabilité, son biographe, Eric Wennerholm, arguant qu’il ne savait rien du sort réservé aux Juifs en Allemagne. Rutger Essén, Anthony Brandt, reprendront l’antienne à leur propre compte et il faudra attendre 2016 pour que Sarah K. Danielsson (The Explorer’s Roadmap to National-Socialism : Sven Hedin, Geography and the Path to Genocide, Rootledge ed.) établisse qu’Hedin n’ignorait rien, ce que Julien Benda (La Trahison des clercs, réédition revue et augmentée de 1946) avait su déceler. Julien Benda s’exprimait déjà sur Hedin (qui stoppe la mise en vente de son livre L’Invincible Allemagne) dans Le Figaro (« Petites misères des gens de lettres », 28 décembre 1918).
Ce qui peut surprendre (mais la pagination étant limitée, cela s’explique), c’est que l’ex-Phrère de Daumal et Gilbert-Lecomte n’ait pas fait allusion aux relations d’Heden avec Friedrich Hielscher, fondateur d’un culte panthéiste (distinct de celui prôné par la SA ; Hielscher se détacha du nazisme, est arrêté par la Gestapo en septembre 1944). Selon Pierre Lunel (Les Magiciens fous d’Hitler, Edi8 éd, 2015), Hitler « dévore » Hedin en 1925 : « La passion d’Orient est alors à son comble, dopée par une littérature ésotérique enfiévrée de mystères indiens ». Mais les portraits de Suède 1940 sont des formats courts, et il n’est pas sûr que la documentation en possession de Vailland ait pu le porter à s’interroger sur cet aspect de son personnage. Et puis, Le Grand Jeu est déjà loin derrière lui, et il n’est pas certain qu’Hedin ait adhéré à la « bible » d’Hielscher (ses douze messagères et messagers divins se nomment Wode, Frigga, Freya, Loki, Sigyn, &c.). Hedin n’ignorait sans doute rien de l’antisémitisme de la Thule Gesellschaft dont il s’accommodait depuis les années 1920. Si Vailland ne le souligne pas (pas plus qu’il ne commente le profil d’Hedin, dont le nez doit lui en rappeler d’autres), c’est que la cause est entendue implicitement. Si l’opinion ne sait trop encore ce qui se trame dans les camps de concentration, elle sait pertinemment ce qu’il en est de l’antisémitisme hitlérien depuis 1933. 
Cela n'entraîne nullement que Vailland néglige cet aspect du nazisme.

dimanche 17 mars 2019

Roger Vailland, laïcard intransigeant ?


Roger Vailland, libertin, libre-penseur militant


Que Roger Vailland se soit affirmé libertin et libre penseur ne fait pas le moindre doute. Sa défense et illustration de la laïcité correspond aussi à la position du Parti communiste sur l’église catholique. Mais il fut sans doute aussi assez penseur libre pour ne systématiquement « bouffer du curé ».
Libre penseur, Vailland, assurément… Ses prises de position ne laissent aucune place au doute. Toutefois, dans ses romans, nul Ludovic comme dans La Ceinture du ciel, de Roger Ikor (ce Ludovic nomme L’Athée son bateau de plaisance… mais cependant il ne rompt pas avec le père Jean, abbé fort tolérant à l’égard des mécréants). Et si Philippe Roth pu dire à Rita Braver, de CBS, « je trouve les religieux immondes », Vailland s’abstint, semble-t-il, de tous les mettre dans le même sac lesté de parpaings.
En revanche, même si je n’ai pas demandé à la Libre-Pensée s’il en fut ou non adhérent, son appartenance à des mouvements laïcards n’est pas si évidente, ni revendiquée. Mais j’ai pu mal chercher. Certes, André Thérive, dans La Revue des Deux Mondes (novembre 1964), remarque « En somme, le romancier de La Truite est une réincarnation de Mirbeau (…) le dessein satirique de M. Roger Vaillant (sic) entraîne bien plus de grossièretés et d’obscénités qu’on n’en voyait dans Le Journal d’une femme de chambre ou dans Sébastien Roch. ». Mais dans ce même roman, David Nott (« La Truite ou la symphonie des aveux»), relève que dans une note, Vailland avait songé à convertir son personnage, Rambert. Mais ce Rambert n’est pas l’auteur…
         Le seul élément qui m’a fait me questionner est rapporté par Jacques Chessex dans L’Éternel sentit une odeur agréable (voir, sur le sujet, « Roger Vailland personnage de roman », de Jean Sénégas). L’épisode est connu : Vailland consent à ce qu’une « équipe paroissiale » interprète sa pièce, Héloïse et Abélard. Ce, semble-t-il, avec l’assentiment aussi d’un évêque qu’il aurait fréquenté aux temps de la Résistance. C’est fort peu.
         Cette fort légère interrogation m’a au moins porté à retrouver quelques textes auxquels je ne pouvais que m’attendre, et à en trouver d’autres, inattendus, comme cet entretien entre Christian Cottet-Emard et Jean Tardieu, à Meillonnas, chez Michel Cornaton (Le Croquant, nº 57-58, juin 2008). Étaient présents aussi Fabienne et Michel Cornation, Renée et Paul Gravillon, Sylvette Germain et la chatte Crapouille. C’était en 1991. Michel Cornaton « habitait la maison où vécut Roger Vailland ». Aussi ce passage de La Crosse en l’air de Jacques Prévert (« pas libre penseur, athée, il y a une nuance », dit Le Veilleur). Nuance non dirimante, à mon humble avis. Et quelques à-côtés (il semble que Robert Guédiguian et Frank Le Wita présentèrent un scénario adapté « d’un récit de Roger Vailland », qui fut refusé et n’obtint pas l’avance sur recettes). Baguenauder « avec » Vailland (comme Toulouse-la-Rose en finit « avec » Debord – Pour en finir avec Guy Debord livre épuisé – et non contre), réserve toujours de multiples surprises. Parfois, on emprunte de nouveau les mêmes sentes, cheminant diversement, cette fois plus attentif à un détail qui vous avait auparavant échappé. Et cela incite à faire des pas de côté (vers celui du chansonnier belge Léo Campion et de l’écrivain Marcel Sel dont je ne sais si l’indice de Jaccard détermine s’ils ont la moindre chose en commun avec Roger Vailland, mais peu importe : Marcel Sel, qui fut aussi Marcel Quaybir… Merpin/Vailland apprécierait sans doute : un tel écrivain ne peut être totalement mauvais).
         On croise des inconnus (de soi-même, pas forcément anonymes pour toutes et tous), comme José Pierre, qui qualifie Le Surréalisme contre la Révolution de « fielleuse brochure ». D’une hauteur, on embrasse d’un même regard, au loin, la place Roger-Vailland d’Aulnay-sous-Bois et la rue de la Libre-Pensée de Romainville (bon, là, légère exagération…).
         La moisson d’indices ne recèle le plus souvent aucune pépite. Toutefois, cela peut survenir. Ainsi de ce texte de Gilbert Mury, spécialiste des questions religieuses au PCF, subtil « casuiste » marxiste (l’oxymore n’est pas si fort ; là, c’est pour le plaisir de l’allitération), revisitant autrement qu’Alain (Georges) Leduc la querelle entre Vailland et Martin-Chauffier. Cela peut suffire à se féliciter de la randonnée… Et console de n’avoir, passant par le site de la Fédération nationale de la Libre-Pensée, sous la mention « Résultats pour la recherche “Vailland” » que ce piteux résultat « Aucun résultat trouvé ! ».