Quand Roger Vailland faisait la pub de Sven Hedin
Évidemment, non : Vailland ne faisait pas la réclame de
Sven Hedin, « zélateur enthousiaste
de Hitler ». Mais comme aurait pu pointer Godwin, d’un index
accusateur, ce retour sur la Suède fascisante de 1940 évoque à présent
l’actuelle Scandinavie(le Svenskarnas parti, le Svenska motståndsrörelsen
suédois, Breivik, le FpU – Parti du progrès – en Norvège).
La Scandinavie, foyer d’un renouveau fasciste ? Car de
longue tradition… En témoigne Sven Hedin. Que Roger Vailland décrirait
complaisamment sous pseudonyme d’Étienne Merpin. Complaisamment ? Pas si
sûr. CQFD. Ce que je m’efforce maladroitement de démontrer. J’imagine un Roger Vailland
entre deux eaux, ce que rien ne permet d’affirmer, si ce n’est des remarques
ultérieures, quand Vailland rejoint Lyon. Le futur Résistant, le futur
communiste, séduit antérieurement par le fascisme, ou plutôt certains de ses
aspects ? Dissipons l’hypothèse. Oui, Vailland, lecteur de Gobineau (il
préfacera une réédition des Pléiades
en 1960), en reste quelque peu marqué, et cela fut remarqué lorsqu’il publie La Réunion en décembre 1964. Lire ainsi « Svein
Hedin, explorateur suédois » serait outrancier. Certes, sa prise de
distance n’est pas très fortement marquée. Plutôt allusive, paraissant
désinvolte, discrètement ironique, si ce n’est sarcastique. Ce que relèvera
Tamara Balachova, classée parmi « les
érudits de l’Institut de littérature mondiale (…) avec une ironie qui lui est propre » (revue Europe, nº 712, août 1988). Suède 1940 paraît peu avant la bataille
de Narvik (avril-juin 1940). La Suède n’a pas déjà autorisé les troupes et l’artillerie
allemandes à transiter par son territoire (les chemins de fer suédois les
acheminent vers la Norvège), facilitant la reprise de Narvik début juin. Elle a
certes commencé à exporter massivement du minerai et des pièces industrielles
vers l’Allemagne, mais elle restera neutre. Vailland veut et peut donc croire
que l’influence intellectuelle française et britannique l’emportera sur l’allemande.
À la retranscription du texte de Vailland sur Hedin, j’ai
ajouté celle de la chronique de Noël Sabord, critique littéraire très en vue à
l’époque : « Parfois, seulement,
un trait d’ironie pointe et pique au bon endroit. ». Remarque qui peut
s’appliquer à nombre d’écrits, journalistiques ou romanesques, ultérieurs.
Mais, comme le remarquera Jean-Pierre Tusseau dans son Roger Vailland : un écrivain au service
du peuple, « la guerre et l’armistice
semblent laisser Vailland indifférent jusqu’à la désintoxication de 1942 qui
prélude à son en engagement dans la Résistance. ». Alcools et
stupéfiants influent aussi sans doute, la perception des enjeux et événements
est brouillée. Y compris lorsqu’il traite de la Suède. Et peut-être, pour d’autres
raisons, pour les Suédois d’alors de même… Carl-Henning Wijkmark, traducteur suédois
de Vailland, avec Le Mur noir (éds
Cénomane), en rend compte. Son héros, Léon, se dissimule. Ce que fit peut-être
Vailland, affichant un détachement de façade, cultivant l’ambiguïté, ou
accordant encore moins d’importance à ce qu’il peut dire qu’à ce qu’il peut
écrire.
Et puis, il y a l’envers du décor… En 1937, Sven Hedin ne
publia pas la version allemande de son livre L’Allemagne et la paix car la censure nazie voulait qu’il se
censure, en particulier à propos des révocations d’universitaires juifs. Les
nazis le font en quelque sorte chanter en s’en prenant, en 1938, à son ami
israélite Alfred Philippson, fils de rabbin, universitaire, interdit d’enseignement
en 1933. S’il y avait un reproche à faire à Vailland, ce serait peut-être d’avoir
peu nuancé son portrait d’Hedin. Oui, mais, ce dernier, auquel Vailland n’a
semble-t-il pas sollicité un entretien (il travaille sur archives), faisait-il
état publiquement, en 1939-1940, de ses démarches passées et présentes en
faveur de tel ou tel auprès des nazis ? Autant reprocher à Vailland de n’avoir
pas signalé que Volkswagen baptisa l’un de ses fourgons LT « Sven Hedin »
(un camping-car) en… 1976.
Ce n’est pas entre les lignes qu’on lit que Vailland campe
Hedin en Tartarin, en fier aventurier devenu rodomont ; c’est patent.
Lorsque Sven Anders von Hedin (il fut l’ultime anobli de la couronne suédoise)
meurt, en 1952, la postérité retient ses livres d’explorateur, guère son Peuple en armes (Ein Volk in Waffen) de 1915, ses multiples prises de position germanophiles
(que la Britannica mentionne au
passage, sans s’y attarder), et il ne vaut sans doute plus qu’une notule nécrologique
dans la presse française (sauf erreur : je n’ai pas cherché à vérifier).
Le Larousse ne retient que ses expéditions
en Asie. Ses liens avec la Deutsches Ahnenerbe Verein, dès 1935, sont certes
documentés dans le livre de Peter Levanda (L’Alliance
infernale/Unholy Alliance) sur l’occultisme
nazi — l’Anhnenerbe sera rapidement incorporée à la SS. Elle réunit, entre
autres, Richard Walther Darré, le théoricien du Blut un Boden (le sang et le sol), et Himmler, chantres « de la race nordique ». Un Darré qui,
en 1940, promet aux Anglais l’esclavage, l’extermination « des vieux et des faibles », et l’insémination
par des mâles allemands sélectionnés « des
jeunes femmes de type nordique ». Les enfants non conformes issus de
ces unions forcées seront stérilisés.
En 1940, Hedin a en Suède le statut d’une gloire du (dé)passé,
on lui prête peu d’attention. Tandis qu’en Allemagne il reste vénéré. Il est
convié à prendre la parole lors des JO de Berlin. Ce qui peut flatter sa
vanité.
Par la suite, il sera en quelque sorte réhabilité, son biographe, Eric
Wennerholm, arguant qu’il ne savait rien du sort réservé aux Juifs en Allemagne.
Rutger Essén, Anthony Brandt, reprendront l’antienne à leur propre compte et il
faudra attendre 2016 pour que Sarah K. Danielsson (The Explorer’s Roadmap to National-Socialism : Sven Hedin,
Geography and the Path to Genocide, Rootledge ed.) établisse qu’Hedin n’ignorait
rien, ce que Julien Benda (La Trahison des clercs, réédition revue et augmentée
de 1946) avait su déceler. Julien Benda s’exprimait déjà sur Hedin (qui stoppe
la mise en vente de son livre L’Invincible
Allemagne) dans Le Figaro (« Petites
misères des gens de lettres », 28 décembre 1918).
Ce qui peut surprendre (mais la pagination étant
limitée, cela s’explique), c’est que l’ex-Phrère de Daumal et Gilbert-Lecomte n’ait
pas fait allusion aux relations d’Heden avec Friedrich Hielscher, fondateur d’un
culte panthéiste (distinct de celui prôné par la SA ; Hielscher se détacha
du nazisme, est arrêté par la Gestapo en septembre 1944). Selon Pierre Lunel (Les Magiciens fous d’Hitler, Edi8 éd, 2015),
Hitler « dévore » Hedin en
1925 : « La passion d’Orient
est alors à son comble, dopée par une littérature ésotérique enfiévrée de
mystères indiens ». Mais les portraits de Suède 1940 sont des formats courts, et il n’est pas sûr que la documentation
en possession de Vailland ait pu le porter à s’interroger sur cet aspect de son
personnage. Et puis, Le Grand Jeu est
déjà loin derrière lui, et il n’est pas certain qu’Hedin ait adhéré à la « bible »
d’Hielscher (ses douze messagères et messagers divins se nomment Wode, Frigga,
Freya, Loki, Sigyn, &c.). Hedin n’ignorait sans doute rien de l’antisémitisme
de la Thule Gesellschaft dont il s’accommodait depuis les années 1920. Si
Vailland ne le souligne pas (pas plus qu’il ne commente le profil d’Hedin, dont
le nez doit lui en rappeler d’autres), c’est que la cause est entendue
implicitement. Si l’opinion ne sait trop encore ce qui se trame dans les camps
de concentration, elle sait pertinemment ce qu’il en est de l’antisémitisme hitlérien
depuis 1933.
Cela n'entraîne nullement que Vailland néglige cet aspect du nazisme.
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