Didier Daeninckx de retour d'enquête à « Courvilliers »
Ainsi que je l’évoquais hier, Didier Daeninckx était ce
dernier samedi (6 avril), à la bibliothèque de la Goutte d’Or, conversant avec
une soixantaine de personne. Évidemment, j’étais venu solliciter qu’il me livre
quelques souvenirs de lectures de Roger Vailland, et d’autres anecdotes. Cela
viendra… Ce n’était guère le moment, mais nous nous en reparlerons.
Interrogé sur ses lectures, Didier Daeninckx évoque
spontanément les plus récentes, notamment La
Capitale, de l’Autrichien Robert Menasse (col. Der Doppelgänger, Verdier
éd.), dont le sujet est, pour résumer, la Commission européenne. Pour Didier,
toutes les électrices, électeurs et abstentionnistes de la prochaine
consultation devraient lire ce pavé de 480 pages. Il y a aussi Journal 1915, celui d’un combattant de
Trieste qui déserte l’armée impériale autrichienne pour rejoindre les rangs
italiens. Tout au long des années 1915-1918, et jusqu’aux mois d’octobre (bataille
de Vittorio Veneto), il y eut des désertions massives de part et d’autre de la
ligne de front du nord de l’Italie. Pour échapper aux combats ou, pour des
irrédentistes trentains, comme Cesare Battisti (1875-1916 ; ne pas
confondre ; ce Battisti déserta en août 1914 puis s’engagea dans l’armée
italienne dès l’entrée en guerre, en mai 1915 ; fait prisonnier avec Fabio Filzi,
il fut pendu par un bourreau autrichien) et Tullio Minghetti, remonter au front
de l’autre côté des pentes de la Mamolada. Bien sûr aussi, Didier a dévoré des
masses de romans noirs (et fut un pilier des festivals de l’association 813).
Mention spéciale pour Octave Mirbeau, dont il a lu les romans, écrits
journalistiques, et les publications de la Société Octave Mirbeau. Puis, aussi,
Desnos et nombre de poètes…
Vint mon tour,
lors de la discussion, de poser ma question sur Vailland… Il fut pris de court…
S’en tira par une pirouette… « Je
compose un recueil de nouvelles de 800 pages avec de multiples personnages, des
centaines… ». Je suis moi-même l’un des furtifs anonymes personnages,
en « silhouette », de l’une de ses nouvelles antérieures (oublié le
titre, et peu importe), mais Vailland est nominativement mentionné trois fois
dans Missak (sur Manouchian), au
moins une fois dans Raconteur d'histoires
(à propos de Bel Ami, de Maupassant),
et il a dû l’évoquer des dizaines de fois avec des confrères, dont certains
distingués par le prix Roger Vailland, ou encore Philippe Lacoche… « Personnage intéressant, » se
rattrape-t-il d’une ch’tiote litote, avant d’enchaîner, « en référence à l’un de ses personnages de syndicalistes, j’ai
pris pour protagoniste principal un militant dans l’un de mes premiers romans… ».
Dans la salle, personne ne donne le titre du roman de Didier, alors que Mort au premier tour serait un bon
candidat, mais quelques « 325 000 francs ? » fusent. Non, c’est de Beau Masque qu’il s’agit, rétorque Didier…
Didier
Daeninckx se définit plus volontiers romancier qu’écrivain, mais c’est aussi l’un
des journalistes d’investigation français de tout premier plan. Il l’a maintes
fois démontré, il le confirme splendidement avec Artana ! Artana ! (col. Blanche, Gallimard, avril 2018 ;
depuis reparu en format de poche, comme une quarantaine de Folio, et nombre d’autres
romans de Didier). L’action se déroule à Courvilliers… Soit « Saint-Denis, Aubervilliers, Bagnolet »,
précise-t-il. Surtout Bagnolet… Bagnolet, dont l’ancien maire est devenu
promoteur immobilier, qui a recasé Hassen Allouache à Aubervilliers, &c.
Bref, avec le roman, contrairement au document journalistique, on s’évite des
procès en diffamation qu’on finit par emporter, et c’est lassant… Les prétoires,
Didier, pourtant il connaît… La censure aussi… Dernier épisode en date : « à Tremblay-en-France, le cabinet du maire a
fait retirer l’un de mes livres des rayons de la médiathèque… Je connaissais
très bien le père du maire, ancien guérilléro en Espagne, qui combattit jusqu’en
1948, sur lequel j’ai écrit. ». Comme il le résume, à propos d’Artana ! et d’autres: « j’ai la fâcheuse manie de mettre certaines
choses en lumière », dont certaines de trop actuelle actualité.
Courvilliers…
C’était parti. Les questions sur Aubervilliers se succèdent. « Quand les usines sont parties, les
syndicalistes et les militants associatifs ont quitté la ville qui a perdu 12 000
habitants, a vu le revenu de la taxe professionnelle chuter. Des gens très qualifiés
résidaient dans les HLM qui sont devenus des ghettos de la misère… Depuis,
Aubervilliers est une ville extrêmement rugueuse. J’ai eu nombre de voisins
venus de Paris, car ne pouvant plus y rester du fait des loyers, des charges,
du prix de l’immobilier. Ils sont pris pour des bourgeois, et presque la moitié
repartent au bout de deux ans. ». Avis aux amateurs. Pour les
arrivants qui restent ou affluent encore, l’institution privée Notre-Dame-des
Vertus ne cesse de s’étendre. « Ils construisent
à tout va autour du collège de la rue des Noyers ». Une intervenante :
« Il y a eu des enseignants
contaminés par la tuberculose ! ». Cela m’évoque les lendemains des
années Thatcher dans les villes ex-industrieuses d’Angleterre, et la résurgence
des maladies contagieuses…
« Oui, il y a des problèmes sanitaires,
confirme Didier, beaucoup de gens avec enfants vivant dans des combles loués
par des marchands de sommeil… ».
Si La Capitale éclairerait les votants aux
européennes, en prévision des municipales, Artana !
est plus qu’édifiant. Les collecteurs de voix se monnayent cher, les
concessionnaires des bulletins de vote ramassent les miettes : c’est ce qu’on
pourrait surnommer le ruissellement électoral.
Le Campus-parc
Condorcet, qui regroupera l’EPHE de la Sorbonne et nombre de séminaires et ateliers
de recherche ès sciences humaines en sa Cité des humanités et des sciences
sociales génère encore nombre de projets immobiliers… Fera-t-il vraiment « corps avec la ville », comme le promettent
les architectes et urbanistes ? Ou rentabilisera-t-il surtout la ligne 12
(station métropolitaine Front populaire) et celle du T8 poussant jusqu’à Rosa
Parks ?
Pour le
moment, la misère à Aubervilliers, « vous arrache des larmes », résume Didier, qui, de Vailland, n’a pas « le
regard froid », mais l’humide. Ou peut-être les deux, alternativement… Ce
sera l’une des questions qui lui sera bientôt posée.
En attendant, si vous lisez ou
relisez Missak, la première référence
au Roger, c’est page 37 (édition Folio). Quant à la Bigouden, tapinant du côté
des Halles, je vous en avais précédemment entretenu, crois-je me souvenir. Ah,
j’allais oublier, Didier cite aussi Batailles
pour L’Humanité, la pièce de circonstance de Vailland dramaturge (Valère
Starselski prit la suite en 2010, avec un documentaire sur les 80 de la fête de L’Huma…).
Outre Didier Daeninckx
(et sans doute d’autres lecteurs assidus, congrus et férus comme l’était Jack
Ralite), existe un autre lien entre Aubervilliers et Roger Vailland :
Gabriel Garran, naguère du Théâtre de la Commune, auquel Adamov et Vailland
mirent le pied à l’étrier théâtral. Mais il nous reste certainement diverses connexions
à (re)découvrir. Et nous n’aurons guère, cette fois, besoin de souffleur pour nous
rafraîchir la mémoire.
J'ai été ravi de constater que, même si les têtes blanches formaient la majorité de l'auditoire de Didier, nous n'en formions pas les trois-quarts, comme trop souvent lors de telles rencontres... Et que peut-être, comme y fit allusion Patrick Le Claire, dans cette diversité, pouvaient se trouver des adeptes occasionnels des collections Arlequin et Le Masque (j'ai traduit pour cette dernière, qui ne démérite pas). Syndicaliste et bibliothécaire d'un comité d'entreprise, il poussait les Daeninckx ; les emprunteurs revenaient en disant sobrement : « Ah oui, c'est autre chose, un cran au-dessus ». Didier, comme Roger, est, écrit un cran plus haut, et encorde qui le lit.
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