Corbyn, ou l’épouvantail de la presse pro-Leave
Amusant de voir Jean-Luc Mélenchon et LFI approuver la création
d’un conseil déontologique de la presse française. Outre-Manche, Jeremy Corbin
et le Labour n’oseraient pas. Et pourtant…
Je ne sais ce qu’il adviendra du futur Comité Machin-Bidule
de déontologie journalistique qui rassemblera, semble-t-il, des apparatchiks syndicalistes
retraités et des membres d’obscures associations corporatistes.
Cela ne vise personne
en particulier (il n’y aura pas, loin de là, que des médiocres à siéger et
déjeuner à nos frais à l’occasion). Cela sera-t-il un Comité Cachez-ce-sein-que-je-ne-saurais-voir
(sanctionnant surtout la publication de photos de paparazzi par la presse
pipeule) ?
Allez, je retire tout cela, ce n’est en fait qu’une mise en
jambes, afin de mettre dans le ton des titres populaires ou « de caniveau »
britanniques.
Lesquels, même faisant dans l’outrance, n’occultent pas tout à
fait les infos contredisant leur ligne éditoriale, ne les dénaturent totalement
qu’à l’occasion d’éditoriaux annonçant clairement la couleur.
De facto, l’IPSO (Independent Press Standards
Organisation), chargée de faire respecter l’Editor’s Code of Practice — cette
association est largement majoritaire mais The Guardian et le FT ont un
équivalent de leur côté — est surtout un organe de médiation, sanctionnant
peu. En général, il appuie surtout les demandes de droits de réplique ou
réponse (de la famille royale, par exemple). C’est une sorte de club. Qui ne
participe pas en tant que tel à la levée générale de boucliers dès que le
gouvernement veut se mêler de mieux réguler la presse britannique…
Laquelle, surtout la presse populaire, ne mâche pas ses
mots. Et se prononce clairement. The Sun, pour ne citer que lui, titre “Boris
needs your vote (…) register today” (sur les listes électorales). Ce
qui n’empêche pas ses journalistes de faire état de l’avis du Muslim Council
accusant les conservateurs de « tolérer l’islamophobie ».
Ce qui survient après que le grand rabbin britannique ait
considéré que les Juifs sont « noués d’angoisse » par la
perspective de voir Jeremy Corbin devenir Premier ministre. Corbyn serait « antisémite ».
Ah bon ? Aussi quand il exprime sa sympathie pour les sémites du Hamas ?
Judéophobe ? En fait, pour une partie de la communauté juive (et non
toute, voyez l’opposition de Juifs étasuniens à l’expansion des colonies
israéliennes), toute critique de la droite israélienne vaut blasphème. Mais,
admettons que Corbyn a souvent cherché des verges pour se faire fouetter. Sur
une multitude de sujets (Cuba, Israël, &c.). Par comparaison, Mélenchon
ferait presque figure de rad-soc méridional à l’ancienne.
Mais j’avoue que le traitement de l’épouvantail Corbyn est
réjouissant. Même sur un tel blogue-notes, je n’aurais pas osé réserver le même
à Jean-Marie Le Pen (que je ne me suis pas gardé de critiquer, et même
dénoncer, avec vigueur). C’est dire.
The Sun encore : le Labour est une secte, formée
autour du néfaste (toxic) Corbyn.
Pour le Daily Express, il se passe peu de jours sans
qu’il ne soit remémoré que de très nombreux travaillistes fuient le Labour ou
complotent pour renverser Corbyn. Car ultragauchiste, stalinien, dictateur en
puissance si élu, machiavélique.
L’archevêque de Canterbury s’alarme en termes mesurés de ce
que le grand rabbin s’alarme ? La presse pro-Leave conclut que, lui aussi,
redoute que le Labour l’emporte. Mais n’en publie pas moins in-extenso ses très
sobres déclarations totalement exemptes d’appel à voter pour un quelconque
parti.
Ou elle fait état de l’avis de Lord Dubs (israélite tchécoslovaque réfugié
à temps au Royaume-Uni alors que les nazis, après les Sudètes, s’emparaient de
la Bohème et de la Moravie), exonérant Corbyn de tout racisme ou judéophobie.
Bref, la bagel belt (mettons « le vote juif ») n’est pas si
unanime dans sa détestation de Corbyn. Même The Telegraph relaie l’info.
Autre angle d’attaque. Le Labour voudrait que les programmes
scolaires éclairent de manière plus approfondie la période de la colonisation britannique.
Donc, Corbyn veut embrigader les chères petites têtes (blondes, brunes,
rousses) et leur inculquer la repentance des “evils of the British Empire”.
En Égypte et Palestine aussi ? En sortant la déclaration Balfour des
programmes ?
Le Telegraph et l’Express dénoncent le plan forcément secret
du programme du Labour visant à faire en sorte que les futurs retraités
retardent de près de trois ans et demi leur départ en retraite. Soit à l’approche
de leur soixante-dixième année (âge envisagé par les conservateurs, selon une
fuite d’un service gouvernemental, ce qu'on oublie de rappeler).
Corbyn « sème la haine » visant tous les
patrons et les propriétaires (de l’autoentrepreneur à la mémé de la villa Sam’Suffit et jusqu’au sommet). Il faut admettre que la dernière vidéo de Momentum (le panel
de campagne du Labour) n’y va pas non plus de main morte. Mais, selon cette
presse caustique, l’électorat travailliste déserte ou votera, en substance, « la
honte au front » et yeux baissés en « se bouchant le nez »
pour le Labour.
Cela ne pourra que s’accentuer car près de trois millions de
personnes viennent de s’inscrire sur les listes électorales, dont de très
nombreux jeunes (aux deux-tiers de moins de 35 ans). Et que, de ce fait, le Labour
grimpe dans les sondages (enfin, dans certains).
Tony Blair a appelé à voter « tactique » (pour le
candidat Remain en tête, Labour ou autre, et contre les conservateurs). Traduction :
Blair veut barrer la route à Corbyn et appelle de ses vœux un hung Parliament
(sans nette majorité). Même le Daily Star (qui ne traite de politique qu’incidemment,
dans un coin, bien après vous avoir régalé de potins et de bimbos) ne
retient des propos de Blair (qui votera localement pour un libéral-démocrate)
que ceux visant Corbyn (mais place une vidéo permettant de consulter l’entretien
de Blair en son intégralité).
En plus subtil, Boris Johnson dénonce la duplicité de Corbyn
qui, s’il devenait Premier ministre, prendrait pour second Nicola Sturgeon
(donc, pour chancelière ?), la Première écossaise et cheffe de file du
SNP. Ce dont le Daily Mail fait ses choux gras. Le Mail, qui tape
systématiquement sur le Labour, ne fait pas tout à fait de Corbyn une « bête
immonde » (mais cherche tous les poux dans sa tête).
Cela donne par
exemple, mais en termes soigneusement pesés, que Corbyn, en élargissant les
droits à l’avortement, donne le feu vert à l’élimination préventive des fœtus féminins
— mais il n’est pas écrit : sous la pression de pères issus de minorités
ethniques —, voire à l’élimination des prématurés (ce qui est subtilement
sous-entendu).
The Times adopte en général un ton moins virulent,
mais son caricaturiste ne fait guère dans la dentelle (visuel supra) : Bojo, c’est le
plus beau, Corbyn un extrémiste et un bras cassé.
Et bien sûr, il est partisan de la Brexeternity ou du Brino (Brexit in name only).
Il n’y a guère que The Independent à ne pas taper
systématiquement sur Corbin, et bien sûr The Guardian ou encore The
Mirror (traditionnellement proche des travaillistes). Quant au Financial
Times, il laisse ses seuls éditorialistes dénoncer le programme du Labour,
mais en personnalisant : « Le programme de Corbyn est une tragique
trahison du pays » (of Britain). Quant au programme de Boris Johnson,
c’est “Safety first”.
Il n’empêche que la presse britannique (hors FT) est
beaucoup plus rigolote à lire que la française. D’ailleurs, le lecteur de The
Independent ou du Guardian, les ex-broadshits (devenu tabloïds
quant à leur format), formé par Oxbridge (Oxford-Cambridge) se régale aussi en
douce avec la presse « de caniveau ». Voire regrette en son for
intérieur la disparition de l’ébouriffant News of the World.
Reste le quinzomadaire satirique Private Eye qui tape
sur tout ce qui bouge (et vaut bien l’IPSO pour dénoncer les dérives des
médias).
Je ne sais si l’instauration d’un comité d’éthique français
aura ou non des effets pervers, soit que la presse française se rapprochera,
dans son traitement de l’information, de la britannique. Si les consœurs et
confrères prendront un malin plaisir à se rapprocher des limites à ne pas
franchir. Ou si l’adage, une info, une sanction, deux infos et un surcroît de
notoriété, s’appliquera.
Bref, je suis plutôt contre ce comité. Sauf si... Sauf si le dit organe de surveillance m'adoubait au poste d'échanson, chargé des vins des buffets et repas. Tiens, histoire de pousser ma candidature, où est donc ma liste des patrons de presse détenant des vignobles ?
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