Dingo, ou le portrait d’un carnassier en évoquant un autre
Les prochains Cahiers Octave Mirbeau traitant de l'anticolonialisme de l'écrivain, voici une modeste piste de réflexion à propos du livre qu'il consacra à son chien. Il y aurait quelque mauvaise foi, et une navrante
propension à tirer par les cheveux la prose d’Octave Mirbeau dans Dingo,
pour n’en faire qu’une manifestation de son anticolonialisme… Mais ce livre témoigne que ce thème récurrent ne fut pas délaissé.
Dingo traite peu de la question coloniale. Quoique… Qu’on se rapporte aux descriptions
pseudo-anthropologiques des colonisés, soit des « indigènes » de
l’époque, ou aux écrits d’Arthur de Gobineau. Dingo (le chien de Mirbeau) est
un cadeau d’un Britannique, au visage « très rouge… un de ces froids
portraits britanniques qu’on voit, toujours le même (…) dans les
magazines illustrés de la plus grande Bretagne. ». Fort stéréotype. Il
s’agit de Sir Edward Herpett qui est « exagérément haut de jambes, et
ses bras maigres d’orang-outang (…) se terminent par deux fortes mains
couleur de brique. ».
Il est décrit « curieux de toutes les excentricités
coloniales ». Il explore « les cocotiers de Monte-Carlo ».
Il a commis un essai intitulé La Dentition des Grands singes.
Le chiot fut mis bas par une chienne « sauvage »
australienne — animal peut-être alors considéré exotique, tel un coton de
Tuléar — le soir même de son débarquement en Angleterre. Un chiot austral
tenant « un peu (…) du renard de Guinée » et « surtout
du loup, du loup de Russie. ». Herpett, dans sa lettre à Mirbeau, fait
référence à Darwin. Ce dingo n’est « ni chien, ni loup ».
Destiné, bien avant le labradoodle actuel (ou « labraniche »,
croisement d’un labrador et d’un caniche), à devenir la coqueluche de la bonne
société britannique.
Un peu comme un Nègre ou un Amérindien devenu valet de pied ?
Une vénus hottentote ?
« Il est vrai que les dingos sont, avec les colons,
les seuls animaux féroces de ces contrées pacifiques (…) seuls aussi,
avec les colons toujours (…) qui n’aient pas une origine marsupiale, »
poursuit Herpett.
Sur le bateau, la chienne, confiée à un « boy malais »,
déjoue sa surveillance et extermine poules et moutons embarqués, ainsi que des
oiseaux destinés à des zoos, dont l’un d’eux présente « un bec charnu
de juif »… Et elle compose un tableau de chasse (triant moutons et
poules, autres volatiles, pour en aligner les cadavres).
Mais, « les jours des dingos sont comptés ».
Du fait de la « guerre exterminatrice » que les affreux colons
leur mènent, « la même que les Yankees firent aux Peaux-Rouges. ».
S’il devait en subsister, « les dingos redeviendront des chiens comme
tous les chiens domestiques ». Puis Herpett évoque un chien venu de
l’Alaska, peu décontenancé par la harangue d’une femme, qui, peut-être à Hyde
Park Corner, « prêchait à des eunuques du Soudan l’excellence des
doctrines malthusiennes. ».
Ces chiens sauvages d’Australie ou d’ailleurs, « très
doux à l’homme, pourvu que l’homme ne les embête pas », ne sont-ils
pas une métaphore de l’indigène aux prises avec le colon, exploitant agricole, forestier, minier, administrateur, militaire, missionnaire ?
On peut toujours émettre les plus hasardeuses hypothèses, et
voir dans le détachement du facteur (Vincent Péqueux, dit La Queue), annonçant
que quatre poules et le coq ont crevé — « ne vous inquiétez pas »,
il en reste suffisamment — une allusion aux esclaves mourant en des cales ou
aux employés des plantations congolaises du roi belge Léopold… De très doctes
vous en pondraient des paragraphes. Ce n’est qu’une timide suggestion.
Mirbeau, par la suite, se qualifie de « barbare »
en matière d’acclimatation de son dingo. Je passe sur les considérations
anthropomorphiques de Mirbeau et fortement, dirait-on à présent, écologiques.
Voire « végan ».
Mirbeau, décrivant le comportement de Pierrot, chien qu’il
éleva précédemment, s’exclame : « Et nous appelons cela de la
supériorité humaine ! ». Nulle allusion ici à la prétendue supériorité
des « civilisés », si ce n’est, quelques pages plus loin, à propos de
ce dingo « bien trop vierge de toute civilisation », pour être
contaminé.
Il pourrait être aussi relevé que la description de
Ponteilles-en-Barcis (Mirbeau, résidant en Bretagne, avait eu aussi des mots
très durs à l’encontre des Bretons, surtout du fait de leur dévotion
ostentatoire) peut être rapprochée de celles des gourbis et douars par des auteurs
peu enclins à vanter les mœurs, us et modes d’habitat, des peuples colonisés.
Il serait sans doute abusif de voir dans la confrontation entre
le dingo et les bas-rouges (les bergers beaucerons locaux) une allusion à
l’opposition entre les dociles serviteurs, prolétariat canin, et le « bon
sauvage ». Voire à l’apartheid.
Mais on retrouve plus loin le personnage de Pierre Piscot, le
journalier, qui se moque de l’instinct grégaire et quelque peu xénophobe des
villageois. Car lui a « vu du pays », a « fait
l’expédition de Chine avec les gars russes, les gars allemands ».
Expédition pendant laquelle « on pillait, voilà… Tout le monde pillait…
On pillait… On pillait… Soldats, officiers, généraux ? Et les curés donc… »
Et on massacrait « des gueules jaunes comme ça… (…) c’est tout
de même pas des hommes, dites… ».
Le dingo finira par faire des carnages d’autres animaux et
se gagner l’appellation de « sale étranger ». « L’étranger ?
(…) Refrain barbare, refrain éternel du paysan. ».
Sur quelque 420 pages, de ce roman, ou plutôt suite de
nouvelles anecdotiques, les allusions au colonialisme sont fort peu abondantes.
Mais comme il s’agit, paru en 1913, de l’ultime récit développé de Mirbeau
(certes suivi de La Pipe de cidre, ouvrage posthume paru en 1919), il
est sans doute judicieux de relever que le thème fut récurrent dans son œuvre,
jusque quatre ans avant son décès.
Je m’abstiens de pousser plus loin, si ce n’est qu’en
remarquant que Mirbeau ne fait pas de son chien un bon ou mauvais
« sauvage ». Mais quelle autre créature, quel autre mammifère,
compose de tels sanglants « tableaux de chasse » ? L’anticolonialisme
de Mirbeau dépasse largement la défense et l’illustration d’une cause
circonscrite à son époque, à l’expansion colonialiste… Son anticolonialisme
s’inscrit dans une conception plus étendue, historiquement et géographiquement,
de l'humanité (ou de l'inhumanité). C’est sans doute ce qu’illustre ce Dingo.
Tant que j'y suis, quelques mots sur cette espèce, présumée provenir d'Asie puis de Papouasie environ 10 000 ans avant (selon les études les plus récentes) de se reproduire surtout en Australie, et qui fut peut-être auparavant domestiquée.
L'ouvrage débuta sous forme de feuilleton dans Le Journal et fut achevé par Léon Werth. Ce chien est sans doute fictif mais inspiré d'autres, antérieurs, ayant partagé la vie de Mirbeau (dans sa préface à une réédition, aux éditions du Boucher, Pierre Michel fait état d'un certain Canard, provenant de Norvège), et d'un Dingo qui fut sans doute un croisé (ou bâtard), mort à Veneux-Nadon à l'automne 1901.
Dingo est peut-être aussi un demi-constat d'échec. Mirbeau a mis beaucoup de lui-même dans le portrait de ce chien. Sans parvenir, après de multiples écrits antérieurs, à faire durablement évoluer la société, l'humanité, il dresse un constat. Il se décrit tentant d'éduquer ce chien selon des principes convenus de sociabilité. Il échoue. C'est peut-être par ce biais qu'il faudrait plus largement évoquer la question coloniale dans l'ouvrage : les colonisateurs les mieux intentionnés, prônant l'émancipation des colonisés, ne devraient-ils pas s'abstenir ?
Les références directes au fait colonial n'abondent pas... La problématique plus vaste est sans doute à déceler dans l'attitude de Mirbeau écrivain, Mirbeau personnage de ce Dingo, qui oscille entre dresser ce chien et lui laisser exprimer ce qui le motive (dont un plaisir de tuer pour tuer, et non que pour se repaître). La colonisation, comme le furent les invasions, les croisades, les conquêtes, &c., et des colonisations bien antérieures à celles du demi-millénaire passé, eut aussi pour ressort l'envie d'ensanglanter, violer, piller, asservir. Ce dingo qui finit par dominer son territoire campagnard, à se jouer des hommes et de leurs chiens domestiques, impose aussi sa loi, celle du plus fort, du plus astucieux et habile. Sur les terres australes, le dingo chasse seul, mais aussi en meute. Et celui de Mirbeau peut évoquer un conquistador esseulé. L'aborder ainsi pourrait suggérer qu'à la fin de sa vie, Mirbeau se serait résigné, non pas à justifier le fait colonial, mais à le considérer quasi-universel, non celui d'une civilisation particulière, mais de multiples, passées, présentes et à venir.
Mais, comme me l'exprime un éminent spécialiste de Mirbeau, ce ne sont que supputations d'un ignoramus, trop peu qualifié pour en traiter, et alignant des billevesées. Cela tombe bien : il y a tant d'autres choses à faire et traiter.
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