jeudi 31 décembre 2020

L’allumeur de Nashville était un allumé

Reptiliens, extra-terrestres et n'importenawak

Antony Quinn Warner, qui s’est fait exploser dans son camping-car à Nashville, sans faire d’autres mortelles victimes, aurait été un complotiste crédule. Lequel a surtout réussi à conforter les convictions de multiples conspirationnistes.


Selon la chaîne ABC et d’autres médias depuis, sur la foi de sources policières, Anthony Quinn Warner, n’aurait pas été seulement un opposant au déploiement de la 5G, mais un illuminé se livrant à la chasse aux extra-terrestres et aux reptiliens (des bestioles venus de l’espace, prenant des formes humaines, en particulier celles de dirigeants politiques et de célébrités diverses). Ce qui semble sûr, c’est que l’artificier avait préparé son projet de longue date. Puis, à l’approche de Noël, il aurait légué la plupart de ses possessions (dont à la fille, perdue de vue d’un ami défunt) avant de se faire sauter devant un immeuble de communications de la compagnie AT&T.

Ses motivations profondes n’en restent pas moins mystérieuses. S’étant dit atteint d’un cancer, il a peut-être simplement voulu passer (au moins pour quelques semaines) à la postérité.

Le magazine Esquire rappelle qu’il fut précédé par un fermier du Michigan s’étant donné la mort dans l’explosion d’une école (44 morts, lui inclus), qu’un contribuable s’était suicidé dans un local du fisc, tuant aussi un fonctionnaire.

Ce n’est pas une spécialité nord-américaine. J’ai couvert les deux procès en assises du « Rambo de Reims », un type en treillis gesticulant devant le commissariat rémois pour se faire descendre (il en réchappa), fut lourdement condamné une première fois puis en appel (ce fut l’un des premiers procès d’appel d’assises). Luc G. avait alors 22 ans, en octobre 1986, lorsqu’il blessa un policier. Il avait des visions ou des hallucinations. Les cours ont fini par conclure à une volonté suicidaire spectaculaire. Il fallait bien trouver une explication plausible.

Mais Warner, 63 ans, n’a pas laissé de message expliquant ses motivations. D’autres lui ont prêté des intentions dont la moindre fut d’avoir voulu détruire une preuve que l’élection de Joe Biden avait été frauduleuse (mais l’immeuble d’AT&T, contrairement à ce qui fut allégué, ne contenait pas de machines électorales de Dominion Voting Systems). Il est probable que, durant un certain temps, de multiples et diverses théories fumeuses imputant des visées au suicidé se multiplieront, notamment sur les réseaux sociaux. Il est aussi prévisible qu’un jour ou l’autre, il fera des émules. Le complotisme se nourrit de rancœurs et surtout de l’appétence de se doter d’une notoriété, de retenir l’attention, permettant d’engranger des gains, des dons, des droits d’auteur·e·s, &c. D’un fait divers énigmatique, il se trouve toujours des opportunistes pour véhiculer des certitudes que des gogos prennent pour argent comptant (le leur).

Je ne crois pas m’avancer outre mesure, ni vous induire en erreur, en supputant que les principaux bénéficiaires sont les YouTube, FaceBook, et autres plates-formes. Lesquelles commencent timidement à faire le ménage dans les rangs de leurs abonnés. Mais la sacro-sainte liberté d’expression aux États-Unis est tellement liée à la pratique religieuse que la restreindre semble impensable. Le fameux melting pot fut à l’origine la coexistence pacifique de communautés professant des croyances diverses, au gré de l’imagination et la liberté d’interprétation des prédicateurs. On peut, aux É.U. fonder une église sur la base de n’importe quelle doctrine et bénéficier d'avantages divers, fiscaux notamment. Et lever des fonds. Alors pourquoi pas un culte des lézards hominoïdes ?

Bizarrement, en raison du nombre des présumés reptiliens (un peu n’importe qui sur la base de caractéristiques physiques comme la forme des yeux, d’un profil), on se demande pourquoi il n’y a pas davantage d’assassinats de ces célébrités, pas toutes fortement protégées.

En fait, Warner comme tant d’autres peuvent alimenter leur imagination bizarre sans tenter de s’en prendre à celles et ceux qu’ils redoutent le plus, de loin. De près, c’est autre chose. Il semble que Warner fréquentait amicalement ou autrement une femme d’un an son aînée qu’il perturbait gravement (elle dut faire un séjour en établissement après avoir averti la police qu’il fabriquait des explosifs, s’introduisait nuitamment chez elle à son insu, &c.).

La caractéristique de tels événements dépassant la compréhension commune est qu’ils peuvent servir à imaginer n’importe quoi et renforcer des croyances (ainsi que l’explosion serait en fait une machination du FBI, on ne sait trop dans quel but, mais il fut allégué à tort qu’il s’agissait de détruire des preuves de la fraude électorale).

Un exemple relativement anodin nous en est offert par l’éditorialiste du Tennessean, Steve Morris, qui au prétexte de louer l’héroïsme de ceux ayant alerté les policiers et les pompiers, s’en prend à qui voudrait réduire les budgets de la police. Si cela avait été le cas, les appelants du numéro d’urgence auraient entendu un message préenregistré leur indiquant de « rappeler aux heures ouvrables ». « Nous aimons nos policiers et nos pompiers, nos sauveteurs ». Félicitons-nous qu’il n’est pas été fait appel à « des travailleurs sociaux » à leur place. Comme c'est simple, limpide, argumenté.

On pourrait tout autant plaider un meilleur contrôle de la vente des armes et des explosifs. Selon l’universitaire Geoff Dancy, s’exprimant aussi dans le Tennessean, « l’incertitude est intolérable pour les conspirationnistes ». Tout fait troublant et dépassant l’entendement usuel est interprété, contorsionné, pour renforcer ses convictions, y compris les plus délirantes.

Personne n’y échappe totalement. Ainsi, le système de son du véhicule de Warner diffusa la chanson de Petula Clark, Downtown. Peu importe qu’il se soit agi de son air favori ou que Warner en ait interprété le titre (put the town down, et non cœur de centre-ville).

Allez, reprenons une activité aussi normale que ce que nous autorise le couvre-feu. Meilleurs vœux (de santé mentale aussi) à toutes et tous. Et à la prochaine. 

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