Roger Vaillant (Vailland) admiratif devant la soviétique Shura Kollontaï
Ce n'est certes pas pour relever une fois de plus que des articles d'envergure de Roger Vailland furent signés « Vaillant » que je reproduis celui de Paris-Soir consacré à Alexandra Kollontaï (Kolontaï dans le titre). Mais ce portrait de femme d'exception, qui manquait à ma recension, vaut d'être examiné de plus près.
Il a été diverses fois considéré que Roger Vailland se montra sensible aux thèses et aspirations du Front Populaire. Mais considérer que cet article sur la diplomate soviétique Alexandra Kollontaï marque une esquisse de son orientation vers le Parti communiste et le « camarade Staline » serait aller vite en besogne. Le site du Maitron ne va pas jusque là, mais peut laisser penser qu'effectivement, Vailland se distingua de ses confrères de la presse non-communiste.
Est-ce si patent ? Pas vraiment. Le destin d'Alexandra Kollontaï lui valut d'autres articles parfois élogieux dans des titres peu susceptibles d'épouser les thèses soviétiques. Mais il est vrai que le personnage fut parfois brandi tel un épouvantail ignominieux en d'autres. Cela étant, je gage que si Vailland s'était intéressé à une fasciste d'une telle trempe, Italienne ou Allemande, il aurait pu se trouver des commentateurs pour lui attribuer des penchants favorables aux composantes de l'Axe.
« La Vie prodigieuse d'Alexandra Kolontaï » parut dans une édition dominicale (diffusée dès le vendredi 28 janvier 1938), et il s'agit d'un sujet « magazine ». Annoncé en page une entre d'autres (Marie-Antoinette, le général Gamelin promu Grand Connétable de France...). Ce qui implique un certain style, d'ailleurs conforme à celui de confrères d'autres titres chargés de tels sujets. Le trait est toujours quelque peu forcé, qu'il s'agisse de grandes criminelles, d'actrices ou artistes, ou de femmes en vue pour d'autres raisons.
Cette fois, je me suis préservé de ratiociner, de traquer l'anachronisme, l'omission, l'exagération, l'approximation. Aussi parce que la vie d'Alexandra Kollontaï fut amplement documentée par des historiens scrupuleux et que le lecteur curieux pourra rectifier de lui-même si l'envie lui en prend. Inutile de faire minutieusement la part des choses... Toutefois, par acquis de conscience, je me rapporterai à des sources russes et autres (mais vous épargnerai les résultats de ces recherches).
Ce qui est frappant, c'est le peu de fiabilité de la presse de ces années-là. À deux ans de distance, Philippe Harencourt, du Petit Parisien, reprend (édition du 7 avril 1940) des éléments douteux visiblement pompés dans l'article de Vailland. Il invente sans doute d'autres dialogues vraisemblables, cohérents avec les propos que Vailland prête à son héroïne, laisse presque entendre qu'il l'aurait rencontrée à Genève (à la SDN), et ne semble pas davantage que son prédécesseur avoir pris le soin de consulter les mémoires d'Alexandra Kollontaï (traduites vers le français d'assez longue date).
Au moins ne reprit-il pas à son compte qu'il avait été envisagé de nommer l'ambassadrice à Pékin (prétexte peut-être imaginaire pour raccrocher l'article de Vailland et Henri de Val à l'actualité ; on l'avait aussi donnée, à tort, pressentie pour représenter l'Urss à Paris).
Afin de vous laisser poursuivre, qu'il me soit pardonné une nouvelle d'entre mes habituelles digressions. M'étant penché sur le théâtre de la décentralisation (les premiers centres dramatiques nationaux, &c.) et les maisons de la Culture françaises, je m'étais étonné du peu de cas fait des « Palais de la culture » soviétiques (ou des théâtres ambulants de la République espagnole sur lesquels Vailland avait pourtant attiré l'attention). Alexandra Kollontaï fut pourtant une figure féministe de tout premier plan dont diverses composantes se souvinrent dans les années 1970 à 2010. Puis vint la mobilisation pour obtenir que la pénalisation des clients (je n'ai jamais vu employer « client·e·s ») de la prostitution — à laquelle elle s'était déclarée opposée – et là, soudain, plus question de se référer à Shura Kollontaï. L'historiographie et ses méandres...
J'ai négligé, dans le document signalé supra, de préciser que la nouvelle dont fait état Vailland, mettant en scène Olga et sa fille Genia était issue de L'Amour des trois générations, publié en 1923 en compagnie de deux autres récits : Les Sœurs et Vasilisa Maygina. Elles avaient été traduites vers l'allemand sous le titre général Wege der Liebe (Chemins de l'amour) et des extraits étaient parvenus à la presse française puisque Serge de Ghessin, dans Les Nouvelles littéraires du 22 novembre 1924, dans son article « Les Garçonnes rouges » détaille le récit d'Olga, du camarade Riabkof, de sa « grande jeune fille de dix-sept ans ». Genia déclare à sa mère : « Nous ne t'enlevons rien : Riabkof t'adore toujours. Veux-tu vraiment lui interdire d'avoir un peu de plaisir en dehors de toi ? ». Vailland a donc condensé le dialogue que de Ghessin développa. Mais il s'abstient de reprendre à son compte la conclusion de son confrère : « Mme Kollontaï a beau être une grande amoureuse : elle n'éprouve que du mépris pour le sexe fort, dispensateur d'émotions passagères et agréables » ; et les hommes sont le maillon faible du bolchévisme, s'enbourgeoisent, « sombrent dans le vice, la concussion, l'opportunisme » en « révolutionnaires nantis et repus » entretenant des « donzelles bourgeoises ».
Sur Alexandra Kollontaï et la Russie des années 1920, on lira avec intérêt les « Cinq semaines à Moscou » de Louis Weiss, la rédactrice en chef de L'Europe nouvelle (n⁰ 51, 17 décembre 1921), en accès libre sur Gallica, en particulier le chapitre 7, « Les idées d'Alexandra Kollontaï ». Il ne serait pas improbable que Vailland l'ait lu (soit adolescent, soit par après). Il est certain qu'il en savait davantage sur Kollontaï qu'il le laisse entendre, ne serait-ce que parce qu'il fut aussi (sous pseudonyme) chargé de la politique étrangère, qu'il avait postulé pour devenir correspondant à Moscou.
Mais en Vailland coexistent deux journalistes. Celui qui traite soigneusement des dépêches, s'informe de l'actualité internationale. Et celui qui doit retenir l'attention du lectorat avec du pittoresque. Et avec Alexandra Kollontaï, il ne s'attache qu'à cela : une femme de cran, de panache, haute en couleur. Dans ce cas, l'exactitude dans les détails lui importe moins que le portrait général qu'il brosse à sa guise et saura captiver lectrices et lecteurs.
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